Le 6 février 2022, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo, président de la République Démocratique du Congo (Rdc) et Président en exercice de l’Union Africaine 2021-2022, va passer le bâton de commandement du bateau continental Afrique au président du Sénégal Macky Sall. L’heure de bilan a sonné de sa mandature. Ce bilan exige de placer d’abord le contexte dans lequel il a été investi, ensuite analyser d’une manière rigoureuse le thème de sa mandature et enfin contextualiser sa présidence dans un ordre mondial libéral en crise.

1-Contexte de la mandature de la présidence de Félix Antoine Tshisekedi

La présidence de l’Union Africaine 2021-2022 sous la mandature de la RDC s’est passée dans des conditions particulières. En effet, les cérémonies de passation du pouvoir à Addis-Abeba entre le président sortant le Sud-Africain Ramphosa et le président entrant le Congolais Félix Antoine Tshisekedi se sont passées par vidéo conférence le 6 février 2021 lors de 34ème session extraordinaire de la Conférence de l’Union Africaine à Addis-Abeba (Ethiopie).

Cette mandature est caractérisée par quatre symboles :
Premier symbole : C’est la deuxième fois que la Rdc préside à l’Union Africaine après 54 ans d’absence sur la scène politique panafricaine. La première fois date de 1967 sous le régime du président Mobutu. Pour marquer la présence du Congo sur la scène africaine, le Général Joseph Mobutu organisa la quatrième session du sommet de l’OUA à Kinshasa du 10 au 14 septembre 1967, deux ans après la prise du pouvoir par coup d’Etat militaire.

Deuxième symbole : La passation pacifique et démocratique de pouvoir pour la première fois en République Démocratique du Congo entre le président sortant, Joseph Kabila Kabange et le président entrant issue de l’opposition Félix Antoine Tshisekedi démentant ainsi tous les pronostics pessimistes de certains spécialistes occidentaux prédisant les chaos après les présidentielles en 2018. L’ancien président de la République n’est pas parti en exil et mène vie dans la capitale Kinshasa. Un miracle pour un pays habitué à des coups d’Etat ou des guerres d’agression.

Troisième symbole : Trois coïncidences dans l’histoire panafricaine. Tout d’abord, la coïncidence entre la mandature de Félix Antoine Tshisekedi à la tête de l’Union Africaine avec le 60ème commémoration de l’assassinant de Patrice Eméry Lumumba et le retour de deux dents gardées en Belgique par son bourreau. Patrice Lumumba fut le leader panafricaniste connu mondialement pour sa lutte de l’indépendance de l’Afrique. Il organisa la conférence panafricaine de Léopoldville (Kinshasa) le 25 août 1960 et il attira l’attention des africains sur le danger qui guettait l’Afrique et le Congo : « si le Congo meurt, toute l’Afrique bascule dans la nuit de la défaite et de la servitude. Et notre sort commun se joue pour le moment au Congo. C’est ici, en effet, que se joue un nouvel acte de l’émancipation et de la réhabilitation de l’Afrique. » Ces propos restent d’actualités.

Ensuite, la présidence de Félix Antoine Tshisekedi à la tête de l’Union Africaine coïncide avec le 35ème anniversaire de la mort du savant sénégalais et panafricaniste Cheick Anta Diop qui a consacré toute sa vie à l’Afrique. « Diop, écrit Jean-Marc Ela, c’est la conscience scientifique et historique de l’Afrique. » Le savant sénégalais reste le père de la renaissance africaine. Il a laissé une abondante littérature et des œuvres scientifiques pour rendre la dignité aux peuples africains bafouée durant la traite négrière, la colonisation. Bref, il a posé les bases d’une Afrique libre et puissante.
En dernier lieu, une autre coïncidence avec le 70ème anniversaire de la mort du congolais Simon Kimbangu, prophète de la libération de l’homme noir. Arrêté par l’administration coloniale belge et incarcéré dans une prison au Katanga en 1921 à cause de la revendication des libertés pour l’homme noir, Il mourut en prison après 30 ans. Le plus grand prisonnier politique de l’Afrique ignoré par l’histoire écrite .

Quatrième symbole : la fin de l’hégémonie occidentale dans le monde. La mandature du président Félix se trouve dans une situation où le monde est plein de mutations géopolitiques sans précédent. Le monde unipolaire dirigé par l’occident est en train de laisser la place au monde multipolaire où l’occident est en face d’autres puissances émergentes avec des civilisations différentes. Ces mutations géopolitiques restent une opportunité historique à saisir pour l’Afrique de réinventer le panafricanisme et la renaissance africaine afin de « devenir le centre du monde et prendre part à la géopolitique mondiale non plus comme un objet de l’histoire, mais comme un acteur de premier plan dans un monde multipolaire ».
Dans ce contexte, la réinvention du panafricanisme et la renaissance africaine deviennent une nécessité pour « les hommes d’Etats et de science qui rêvent à des grandes ambitions pour leur peuple et agissent pour forcer le destin, au cours de l’heure aventure terrestre, à travers leur lutte politique et leur démarche intellectuelle, souligne le togolais Edem Kodjo. En bref, l’ancien Secrétaire de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) exhorte les élites politiques et intellectuelles de lire les signes de temps, de tirer les leçons de l’histoire et de se mettre du bon côté de l’histoire.

2-Thème de la mandature 2021-2022 : « Arts, Culture et Patrimoine : Levier pour l’Edification de l’Afrique que nous voulons. »

Le thème de l’année 2021 sous la mandature de Félix Antoine Tshisekedi choisi par l’Union Africaine était formulé de manière suivante : « Arts, Culture et Patrimoine : Levier pour l’Edification de l’Afrique que nous voulons ». Félix Antoine Tshisekedi va apporter sa touche en proposant « l’Union Africaine au service des peuples africains ». Pourquoi cette touche personnelle ? Là, il a tenu à réaliser le rêve de son père : le peuple d’abord. La vision de servir le peuple fut au centre du combat politique de son père Etienne Tshisekedi wa Mulumba et de son parti politique Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS).

Par ailleurs, Félix Antoine Tshisekedi tout au long de sa vie, a été à côté de son père durant les périodes difficiles. A plusieurs reprises, il a été relégué avec son père dans sa province d’origine et a palpé du doigt les réalités des populations privées de la liberté et appauvries. « De l’Etat Indépendant à nos jours, écrit Etienne Tshisekedi wa Mulumba, une minorité de nos compatriotes, mue par des intérêts égoïstes contraires à ceux de la patrie et du peuple, et soutenue par certains étrangers, a toujours contré le combat de notre peuple visant la réalisation de son aspiration profonde et légitime de vivre en paix, libre et heureux, respecté dans sa dignité humaine, ses libertés et ses droits , dans un Etat de droit souverain, uni, démocratique et prospère » . C’est cette vision politique de la société congolaise que la Rdc a proposé de prolonger aux « peuples africains d’abord » dans le cadre de l’Union Africaine.

Un autre élément important ayant motivé le président Félix Tshisekedi à proposer le thème de l’Union Africaine au service de peuple africains tire ses origines dans le discours de son père Etienne Tshisekedi à l’occasion du 44ème anniversaire de l’indépendance du Congo le 30 juin 2004, qui cadre curieusement avec le thème de sa mandature à la tête de l’Union Africaine : « Arts, Culture et Patrimoine : Levier pour l’Edification de l’Afrique que nous voulons». En effet, Etienne Tshisekedi attirait l’attention des peuples congolais au danger que court notre mémoire collective. Il rappelle l’importance de la date du 30 juin 1960 qui constitue, pour les congolais, le jour du plus grand rendez-vous de la Nation avec l’Histoire.
A cet égard, Il a invité les divers témoins de l’histoire de la RDC à s’investir dans la rédaction de leurs mémoires. Il a demandé aussi aux chercheurs, griots, conteurs et musiciens congolais à restituer la mémoire collective. Tous ces témoins de l’histoire doivent être conscients des difficultés qu’ils peuvent rencontrer pour réaliser leur objectif et pour cela, ils doivent compter sur leur sens patriotique. Il rappelle également à ceux qui détiennent des documents rares, des archives privées, des pièces historiques, des symboles collectifs à les garder précieusement. Ce patrimoine sera reversé dans nos musées, le jour où nous aurons réussi à refonder l’Etat congolais, insiste Etienne Tshisekedi devant les militants de son parti politique UDPS.
Il exhorte, enfin, les congolais conservateurs et gardiens des musées, de garder intact les lambeaux restants de patrimoine congolais pillé durant la période coloniale. En définitive, il lance un message aux individus et institutions des puissances occidentales occupantes durant la période coloniale ayant pillé les œuvres d’art congolais et celles qui continuent aujourd’hui à le faire sous d’autres formes. Il les invite à daigner partager un jour, selon des formules équitables à négocier bientôt, la jouissance de leurs riches collections avec le Congo et les congolais.

Par ailleurs, le thème de l’Union Africaine pour année 2021 « Arts, Culture et Patrimoine : Levier pour l’Edification de l’Afrique que nous voulons » s’inscrit dans le contexte de la ratification de la Charte de la Renaissance Culturelle africaine adoptée à Khartoum au Soudan en 2006. Dans son article 8 d, préserver et promouvoir le patrimoine culturel africain à travers la conservation, la restitution et la réhabilitation. C’est dans ce contexte qu’il faut placer le débat sur la restitution du patrimoine africain lancé en 2018 par le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain à la demande du Président Français Emmanuel Macron en novembre 2018.

Si le débat est actuel dans le monde, écrit professeur Ngoma Binda, il est déjà relativement ancien en Afrique, au Congo/Zaire spécialement. En effet, le 4 octobre 1973, depuis New York, à la 28ème Assemblée générale des Nations Unies, le président Mobutu Sese Seko réclama avec force la restitution au Zaire de ses œuvres d’art injustement emmenées en Europe et confisquées comme « butins de colonisation ». Faut-il restituer à l’Afrique ses œuvres d’art au nom du droit de disposer de ses propres biens ? . Ce débat s’est matérialisé par la tenue à Kinshasa du 2 au 4 décembre 2021 du Colloque Scientifique international sur la Reconstitution des biens culturels et la renaissance africaine sous le patronage de Son Excellence Félix Antoine Tshisekedi, président de la République démocratique du Congo et président en exercice de l’Union Africaine.

Cependant, la Charte la renaissance culturelle africaine va au-delà de la restitution des œuvres d’art pillés en Afrique par les puissances occupantes. Dans cette Charte, il est rappelé qu’ « en dépit de la domination culturelle qui, au cours de la traite des esclaves et de la colonisation, a entrainé une incontestable négation de la personnalité culturelle d’une partie des peuples africains, falsifié leur histoire, systématiquement dénigré et combattu leurs valeurs, et tenté de remplacer leurs langues par celles du colonisateur, les peuples africains ont pu retrouver dans leur culture africaine les forces nécessaires à la résistance et à la libération du continent ». C’est dans cette vision de la libération du contient que s’inscrit le programme de la mandature du Président Félix Antoine Tshisekedi à l’Union Africaine.

Lors de son discours d’acceptation comme président en exercice de l’Union Africaine, Felix a orienté son action autour de la Renaissance Africaine pour rendre honneur et dignité perdus aux peuples africains. « L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara, une histoire de gloire et de dignité ». Ces propos du Premier Ministre Patrice Emery Lumumba le 30 juin 1960 lors de l’accession du Congo à l’Indépendance. C’est dans cette optique, déclare le Président Félx Antoine Tshisekedi, pour honorer la mémoire de tous les panafricanistes, qu’il attend ancrer la thématique de sa présidence de l’Union Africaine de mettre cette organisation panafricaine au service des peuples africains.
Un autre point sur lequel Félix a mis l’accent pour montrer sa décision d’approcher l’Union africaine auprès des peuples africains reste l’effectivité de la mise en vigueur de la Charte de la Renaissance culturelle africaine par sa ratification des Etats africains. Sur 54 Etats africains, 18 seulement ont ratifié la Charte. La République Démocratique du Congo devient le 19ème Etat ayant ratifié en 2021 ce document de base pour la renaissance africaine. Ceci démontre que, Félix est parmi les africains qui croient dans le paradigme de renaissance africaine pour la modernité de l’Afrique. Citant l’historien africain Joseph Ki-Zerbo, dans son discours d’acceptation en tant que président de l’Union Africaine le 4 février 2021 : « On ne développera l’Afrique, mais c’est l’Afrique qui se développera ». Avec cette prise de position, le président Félix Antoine Tshisekedi s’est mis sur le dos les opposants à la renaissance africaine qui ont tenté de saboter ses actions salvatrices pour le continent africain durant sa mandature.

Selon José Do Nascimento, il existe deux tendances des paradigmes opposées quant à la modernité de l’Afrique. Le continent noir a le choix à faire entre le paradigme du développement et celui de la renaissance africaine. D’un côté, les partisans du paradigme de développement trouvent que le continent africain est en retard pour son développement, sa perspective de modernité doit être pensée dans les termes d’une perspective de rattrapage historique. De l’autre, les partisans du paradigme de la renaissance africaine démontrent que le retard de l’Afrique sur d’autres continents ou civilisations est dû au phénomène de la régression historique traduite par une perte de maitrise des ressorts de l’histoire. Dans ces conditions, sa perspective de modernité doit donc être pensée dans les termes d’une perspective de reconquête de l’initiative historique. En d’autres, le paradigme de la renaissance africaine reste un cadre intellectuel opératoire pour penser les politiques d’un futur moderne, souligne José Do Nascimento.

En tout état de cause, le penseur congolais Ka Mana propose la réinvention du panafricanisme de Nkrumah et la nouvelle renaissance africaine pour sortir le continent noir de sa marginalisation et de sa domination. Réinventer la pensée Kwame Nkrumah signifie qu’on ne construit pas le développement avec des « ismes », on construit le développement avec un imaginaire capable de résoudre les problèmes concrets de manière concrète. Nkrumah aurait dû comprendre qu’il eut fallu commencer le panafricanisme par l’éducation des imaginaires existants, pour les sortir de leurs cavernes mentales, de leurs cocons illusoires et de leurs rêveries de souveraineté absolue.
Il fallait faire cela à l’échelle locale, dans des terroirs les plus restreints des familles, des clans, des tribus et des ethnies. C’est là le chemin pour susciter dans les consciences et les inconscients fragmentés le désir d’être ensemble, de vivre ensemble, d’agir ensemble et d’imaginer ensemble l’avenir. La nouvelle renaissance africaine, il faudra la comprendre comme l’impératif de donner aux nouvelles générations africaines un nouvel imaginaire de grandeur grâce à un nouveau formatage de l’être : de l’esprit, de la conscience, de l’inconscient, de l’intelligence et du cœur, pour une nouvelle destinée du continent africain.

Si on conçoit ainsi la nouvelle renaissance africaine comme dynamique de « déformatage » , de « réformatage » et de « proformatage » à partir d’une invention de nos origines et d’une « réimagination » de notre histoire pour une éducation visant l’invention d’une nouvelle destinée, il sera clair que c’est d’un nouvel imaginaire qu’il s’agit. C’est-à-dire d’une nouvelle configuration de représentations, de visions, d’images et d’idées forgées par notre nouvelle conscience historique.

C’est dans cette nouvelle vision de la renaissance africaine et du panafricanisme qu’il faut placer la volonté de Felix Antoine Tshisekedi qui veut mettre l’Union Africaine au service des peuples avec tout son sens. Avant lui, d’autres présidents ont tenté de proposer aux africains des plans comme le Nepad sans oublier le projet de la renaissance africaine, concocté par le président américain Bill Clinton, qui a plongé l’Afrique des Grands Lacs dans le chaos.