Amin Maalouf disait : « Pour toute société humaine, l’absence de légitimité est une forme d’apesanteur qui dérègle tous les comportements. Quand aucune autorité, aucune institution, aucune personnalité ne peut se prévaloir d’une réelle crédibilité morale, quand les hommes en arrivent à croire que le monde est une jungle où règne la loi du plus fort et où tous les coups sont permis, on ne peut que dériver vers la violence meurtrière, la tyrannie et le chaos. »
N’est-ce pas ce qui se passe au Soudan ?
Le Général Abdel Fattah Al Burhan, Chef du Comité de Transition et le Général Mohamed Hamdan Doglo (dit Hemetti), chef des Forces d’Intervention Rapide (FSR) qui, depuis presque cinq ans, se sont ligués contre le Chef de l’Etat, Omar El Bechir, dans le sillage de la révolution qu’a connu le pays, croisent aujourd’hui le fer en quête du pouvoir. Ils amorcent une nouvelle crise humanitaire avec des milliers de morts et de déplacés, un scénario habituel au Soudan. Au-delà de toutes les considérations inhérentes aux protagonistes, identitaires ou politiques, motivant ce glissement sécuritaire, une action internationale urgente est requise pour contenir les effets de cette nouvelle crise.
L’idée de revenir sur le Soudan a été motivée certes par les événements en cours. Cependant, le but reste celui de confirmer notre thèse initiale avancée depuis le lancement de la série d’articles sur l’Est de l’Afrique et selon laquelle le malaise africain en général est une conséquence directe de la faiblesse de l’Etat, faiblesse accentuée souvent par des ingérences extérieures. Cette thèse, une fois de plus, va se démontrer ici sans difficulté aucune.
Il est certain que le malaise soudanais ne peut être compris par la simple lecture des événements ou l’opposition des lignes de clivage Musulmans contre Chrétiens et Animistes ou Arabes contre non-Arabes (ou Africains) que les médias relayent d’une manière simpliste. Ce malaise est beaucoup plus profond, il va au-delà des dichotomies précitées. Pour comprendre ce malaise et ne pas rester superficiel, un retour sur les crises qu’a connu ce pays s’avère nécessaire.
En effet, une partie des spécialistes du Soudan affirment que la période de domination Égypto- ottomane (1820-1881) constitue le point de départ de l’antagonisme Nord- Sud soudanais. Ils arguent que le Pacha Méhémet Ali, alors gouverneur ottoman de l’Égypte, a introduit le Soudan dans l’économie mondiale, bouleversant ainsi les équilibres historiques et traditionnels établis entre les populations du Sud et les seigneurs du Nord pendant les règnes du Royaume de Founj (ou Funj) à Sennar et celui de Kayra (ou Keyra) au Darfour.
Rappelons que c’est pendant la période du Royaume de Founj jusqu’à la fin de la domination égypto-ottomane que le Soudan a acquis ses frontières extérieures marquée par un rapprochement culturel de son Nord aux pays arabo-musulmans et de son Sud aux chrétiens et animistes.
En imputant ce changement de rapport Nord-Sud à cette période de domination égypto-ottomane, les auteurs qui défendent cette thèse ont fait bénéficier les britanniques d’une exemption absolutoire peu justifiée. Car, s’il est vrai que le distinguo « musulmans et non-musulmans » a été instauré bien avant l’arrivée des anglais, cette erreur stratégique a profité à ces derniers pour se libérer du joug égyptien sur le Soudan et pour préparer délibérément le pays à un divorce avec son Sud. Un futur Soudan pluriel.
Cette dualité dans le traitement va être mise à jour et s’accentuera avec le mouvement mahdiste de Mohamed Ahmad Al Mahdi, et plus tard avec le régime d’El Bechir en 1989. En effet, sous le « règne » de ces derniers, un islam rigoriste a été imposé au Soudan menant à la marginalisation du Sud, chrétien et animiste. En 1955, partant d’une simple révolte, les sudistes vont commencer à revendiquer une sécession qui va effectivement être validée par les urnes en 2011. Les deux guerres civiles (1955 à 1971) et (1983 à 2005) seront meurtrières et s’apparenteront à une guerre civilisationnelle.
C’est ainsi, le Soudan est souvent vu comme un pays polarisé autour de lignes de failles monolithiques, Nord-Sud, Arabes-Africains, Musulmans-Chrétiens. Or, la réalité est plus compliquée qu’elle n’apparaît et aller au-delà de cette lecture est un défi intellectuel difficile à sonder son fond dans cet article.
En effet, les musulmans de l’Est, ceux de l’Ouest et du Sud se partagent le même grief que les non-musulmans. Celui de la confiscation du pouvoir, et en passant de leurs droits,par le gouvernement central et les élites du Nord. Ainsi, dès les années 1990, les fractures idéologiques et culturelles seront béantes et les prémices d’un Soudan plural devient une vérité non contestée.
A ce tableau sinistre s’ajoute une autre division, celle opposant Centre et Périphéries qui s’est faite notée avec intensité bien avant la création du Soudan du Sud. Un centre où se concentre l’élite, les décideurs politiques et les membres des forces de sécurité. De l’autre côté, une périphérie rassemblant une population de plus en plus nombreuse, paraît être condamnée à accepter et à exécuter les décisions des premiers. Cette division est à ajouter à la liste des clivages déjà en marche.
Sur un autre registre, la guerre du Darfour n’est pas si différente. Historiquement, cette région était sans intérêt économique, une « zone non utile » qui a été soumise à « l’Indirect Rule » du temps des britanniques. Les habitants du Darfour ont été exclus de tout accès à la modernisation, n’ont pas bénéficié d’une scolarisation moderne ni associés dans la gestion des affaires administratives, économiques ou politiques du pays. Ils se trouvaient par contre nombreux dans les rangs subalternes de l’Armée. C’est pratiquement le même schéma du Soudan du Sud qui se duplique.
Cependant, dans cette région, un équilibre ancestral a été toujours recherché pour une cohabitation pacifique entre les tribus de toutes souches. Des incidents étaient toujours enregistrés entre nomades (Arabes) et sédentaires (Africains), principalement à cause des terres. Ces incidents étaient normalement réglés par un système de conciliation et d’arbitrage local.
Nonobstant, ce système s’est déréglé sous l’effet de trois facteurs conjoncturels simultanés rendant ce conflit multidimensionnel et suscitant plusieurs débats :
– une rude sécheresse dans les années 1980 à laquelle aucune réponse n’a été apportée par le gouvernement central. C’est la dimension environnementale du conflit ;
– la prolifération d’armements suite au conflit tchado-lybien, dont le Darfour était devenu une base arrière pour les opérations militaires. C’est le rapprochement ethnique entre Driss DIBY et les tribus non arabes de cette région d’une part, et l’armement fourni par Kadhafi à l’opposition tchadienne de l’autre, qui a favorisé cette situation. C’est le volet géopolitique du conflit ;
– l’accusation du pouvoir central de Khartoum de parti-pris en faveur des Arabes a augmenté le sentiment dans la région d’une « colonisation arabe », transformant ce simple différend en conflit « ethnique ». D’ailleurs, c’est la version qui reste largement médiatisée à l’occident expliquant les origines du conflit du Darfour. C’est la dimension politique.
Ainsi, l’incapacité du gouvernement de Khartoum à pacifier la région du Darfour (en plus du Sud-Kordofan et du Nil Bleu) a précipité la politisation des différents groupes qui vont se constituer en mouvements politiques et transformer ainsi l’agitation en véritable opposition armée. Deux Mouvements (Armée de libération du Soudan « MALS ») et le (Mouvement pour la justice et l’égalité « MJE ») vont se distinguer et organiseront un soulèvement contre les autorités soudanaises.
De l’autre côté, les tribus arabes vont se mobiliser pour constituer des milices, qui vont former l’ossature des futurs Janjawid qui, dès 2003, constitueront le fer de lance de Khartoum pour la lutte anti-insurrectionnelle. Historiquement, la dénomination « janjawid » était associée aux bandits et hors la loi. Elle signifie intégralement le diable (« Jan » ou « Djen ») à cheval, (en arabe « Jawad »).
Cependant, circonscrire les janjawid aux seules tribus arabes n’est pas une vérité absolue car d’autres tribus, non-arabes, se sont enrôlés dans ces forces paramilitaires. Et pour augmenter la confusion, des tribus arabes se sont alliées à la rébellion.
Or, pour comprendre la crise du Darfour il est intéressant d’analyser les liens atypiques qu’entretiennent les Forces Armées avec les Forces d’Intervention Rapides (janjawid).
En effet, dans le cadre de la lutte anti-insurrectionnelle, le recours à ces forces paramilitaires ne doit pas être réduit seulement aux seules motivations d’intérêt. Il est le résultat de la combinaison de facteurs historiques, idéologiques et socio-culturels ayant coloré le conflit d’une teinte raciale. On en cite les plus importants :
- L’utilisation des milices remonte au temps du Général Jaafar Numeiri. Déjà en 1985 on armait des milices arabes (les Morahhalines et les Misseriya) pour lutter, à côté de l’armée régulière, contre l’intrusion de la SPLA au sud du Darfour. C’est un schéma doctrinal qui va être alors systématiquement revu pour être redéployé dans la lutte anti-insurrectionnelle. En 1989, le recours aux forces non régulières a été officialisé par un décret qui a constitué le socle juridique de son emploi, complété par la mise sur pieds d’une architecture militaire et administrative dument approuvées par les instances gouvernementales ;
- Khartoum a trouvé un terrain favorable pour sa propagande politique de recrutement dans les rangs d’une jeunesse désespérée qui nourrit un sentiment d’injustice vis-à-vis du gouvernement local à majorité non-arabe. La masse des recrues est certes arabe, issue des tribus nomades, mais le reste de l’effectif, non moins important, est issu de celles africaines semi-nomades, non-arabes ;
- Sur le terrain, l’attaque sur la garnison Al-Fasher, ayant menacé de faire perdre à Khartoum tout le Darfour, est révélatrice d’une inefficacité opérationnelle de l’armée soudanaise, affaiblie par les années de lutte contre l’armée de libération du Sud. L’armée régulière n’était pas entraînée à ce type de combat, alors que les milices sont des forces aguerries et jouissait d’une parfaite connaissance du terrain. Le recours à cette force supplétive devient alors plus que légitime pour contenir la menace sécessionniste et assurer la survie du régime ;
- La peur d’El Bechir d’un « Coup d’Etat Militaire » est née du fait que la plupart des cadres de l’Armée soudanaise est issue du Darfour et, logiquement selon lui, cela suppose un danger auquel le recours à la dualité d’emploi des forces reste une réponse justifiée.
Il est clair que le recours d’El Bechir à cette force pour endiguer le danger de la rébellion qui menaçait la « sécurité nationale » a été certainement fait sur le compte des résultats politiques qui s’avérera une entreprise périclitante. Le bilan du conflit fut très lourd (plus de 300.000 morts et de 2 millions de déplacés). Il est qualifié entre autres de génocide, amenant la CPI à imprimer un mandat d’arrêt à l’adresse du président Omar El Bechir en 2009.
L’actualité n’est pas révélatrice d’un horizon meilleur. Le soulèvement de 2019 a ouvert la porte aux RSF pour s’installer à Khartoum, donc de porter le conflit darfourien à la capitale, de commencer à mettre en œuvre une stratégie du contrôle de la capitale et, au-delà, de réaliser les commandements du manifeste « Qoreich2 » selon lequel l’objectif final reste un retournement contre le Centre. La répression du sit-in le 3 juin 2019 a produit l’effet contraire que le chef des RSF espérait, celui du rapprochement de l’opposition. Il parvint quand même à s’allier avec les rebelles non-arabes de la périphérie. Les pourparlers avec les différentes factions depuis 2017 ont été couronnée par un certain succès.
En conclusion, la relation du couple Gouvernement-Janjawid est principalement une question d’intérêts. Khartoum considère les janjawid une « Assurance-vie » malgré le lourd tribut à supporter et les milices considèrent leur action de « prestations circonstanciées » imposées par des situations politiques précises.
Pourtant, l’idée de se dispenser des services des milices arabes, devenues incontrôlables, remonte aux années 2000. La signature du « Darfur Peace Agreement » (DPA) à Abuja, où le gouvernement soudanais s’est engagé à désarmer et dissoudre ces milices donnait le signal d’un divorce entre Khartoum et janjawid. En même moment, le gouvernement soudanais commençait à s’approcher des milices rebelles du Darfour.
En changeant de fusil d’épaule, plusieurs observateurs l’ont qualifié de jeu périlleux et ont prédit la fin du régime de Khartoum. En représailles, plusieurs milices se sont affranchies de l’autorité militaire et se sont livrées au mercenariat. À terme, ces milices ont échappé à tout contrôle et plusieurs groupes rebelles éclosent (Popular Forces Army « PFA » ; United Revolutionary Forces Front « URFF »). À compter de 2005, les janjawid de l’Ouest du Darfour se sont déclarés une autorité parallèle au gouvernement central pour constituer en 2007 le mouvement du « Al Jundi Al Madlum » (le soldat désœuvré).
Les conflits du Soudan qui se sont succédés de manière quasiment continue depuis son indépendance en 1956 sont des conflits « Centre-périphérie ». Le rapport d’asymétrie qui lie la capitale à ses régions périphériques est la cause essentielle de ces conflits. Pourtant, la population de cette périphérie est estimée à la moitié de la population soudanaise. Mais, l’incapacité de Khartoum à se résoudre à équilibrer les rapports lui a fait perdre le Sud en 2011 et reste la cause principale qui anime les rebellions au mont Nuba, au Nil bleu et au Darfour.
Le malaise soudanais est l’expression d’une politique d’exclusion que le gouvernement central s’entête à apporter la solution finale, celle d’associer toutes les souches du pays dans la gestion de la chose publique. Les alliances conjoncturelles traduisent, selon des trajectoires contradictoires, des volontés animées par des intérêts individualisés. Le risque est majeur car un dépiècement du Soudan selon une morphologie sociale en trois principaux blocs est très probable : les non-arabes des périphéries ; « l’élite riveraine » au pouvoir, considérés comme des « métis ou hybrides » entre arabes et africains, et enfin les « purs » arabes du Darfour et du Kordofan, majoritaires en nombre mais les plus marginalisés.
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HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.