Histoire d’un qsar et d’un relais saharien
Le qsar de Tindouf comme ceux du Sahara marocain sont associés à l’appellation de Mouggar ou de moussem. C’est le cas du Mouggar d’Assa, Guelmim et Asrir. L’histoire du Maroc a enregistré lors de plusieurs siècles cette réalité historique, économique et sociologique. Mais comment et dans quelles circonstances est né le chouffan de Tindouf [1] ? Comment ce centre commercial, véritable relais transsaharien est devenu un lieu pour séquestrer les populations sahraouies ?
La tribu des Tadjakant, d’origine arabe ou Sanhaja (Lemtouna), est celle qui fut derrière la création du qsar de Tindouf. Leur alliance avec les Brabers des Ait Khebbach et Ouled Hammou et les Arabes Béni Mhammed du Tafilalt, garantit à cet axe commercial un rôle primordial qui a prospéré entre 1852 date de sa fondation et 1894, date de sa destruction à la suite d’une rivalité avec les Reguibat. Toutefois, cette destruction n’est pas établie et il faudrait dire que la conquête du Maroc depuis les régions sahariennes a poussé les alliés des Tadjakant à défendre leur territoire et surtout à sauver leur commerce qui empruntait la voie allant du Tafilalt vers le Touat et Tombouctou. C’est ainsi que l’alliance Ait Oussa-Reguibat a consacré une domination de l’espace selon un axe est-ouest.
C’est dire que les axes Guelmim, Tindouf et Tombouctou tout comme celui du Tafilalt, Touat et Tombouctou furent contrôler jusqu’à la période coloniale par les tribus marocaines des Tajakant, Ait Khebbach, Béni Mhammed, Jerrir et Oulad Moulat (une fraction des Aouled Dlim anéantie par l’armée coloniale). Ce qui explique que les régions du Tafilalt et de Tindouf constituaient une plaque tournante du commerce transsaharien comme en témoigne le récit des autorités coloniales lors de l’occupation du qsar. Voici le témoignage de J. Larribaud :
« Leur histoire nous est mieux connue à partir du XIXe siècle, et elle est marquée par leur rivalité avec les Reguibat. Une première guerre victorieuse, déclenchée à la suite d’un meurtre, permit au cheikh Mrabet Ould Belamech[2] de fonder Tindouf en 1852, sur l’emplacement d’un ksar qui existait déjà au début du XVe siècle. Grâce à sa situation entre le Sud marocain, la Mauritanie et le Soudan, grâce aussi à l’importance de sa confrérie religieuse, la petite cité prit un rapide essor. Très vite la population s’éleva à un millier d’habitants, sans compter les esclaves. Les Tadjakant apportaient au sultan de l’encens, des plumes d’autruche du henné, des cuirs, de l’or, de l’ivoire, enfin et surtout des esclaves Bambara. C. Douls en vit une caravane de 520 lors de son passage à Tindouf, en 1884 (…) En effet, en vue de récupérer des animaux volés, Ahmed Degna Ould Mrabet Belamech constitua un djich formé de Berbère, de Doui menia et d’Ouled Djerir. Malgré un succès initial, le sort des armes ne lui fut pas favorable ; les Reguibat, alliés aux Ait Oussa, pillèrent Tindouf et décimèrent ses défenseurs en mai 1894.
En 1915, une quinzaine de familles, sous la conduite d’un chef énergique, tentèrent de relever les ruines de la cité. Mais leurs caravanes étaient souvent interceptées par les Reguibat ; l’une d’entre elles, venant de Tombouctou, chargée de barre d’argent, ne parvint jamais à destination. Tindouf est de nouveau ravagé. Alors, de guerre lasse, en 1918, les Tadjakant se dispersèrent ; et leur chef vint solliciter l’aide des forces françaises. Trois mois plus tard, seize familles, totalisant 35 personnes, presque toutes misérables, s’étaient réinstallées. Le chiffre actuel de la population (1.500 habitants, dont 163 Tadjakant homme adultes) est supérieur à celui de jadis, sans que pour cela Tindouf ait retrouvé sa prospérité, bien éphémère à vrai dire, du siècle passé ».
Tindouf : histoire et processus d’une occupation
Plaque tournante du commerce transsaharien et étape importante de l’axe commercial reliant Mogador, Guelmim et Tombouctou, le qsar et la ville de Tindouf n’a cessé d’être l’objet de toutes les intrigues coloniales françaises en vue de gommer sa marocanité et de la rattacher au département de la Saoura, territoire amputé de l’empire chérifien depuis 1845 et surtout 1902.
Le Mouggar ou moussem de Tantan, de Guelmim et d’Assa sont la continuité de cet axe commercial qui les relie à Tindouf depuis des siècles et surtout à la suite de la prise d’Alger en 1830. C’est à la suite de la création du Commandement des Confins basé à Tiznit et ensuite à Agadir que le Colonel Trinquet a posé la question d’une séparation entre le moussem de Guelmim et celui de Tindouf. Constatant que le moussem de Guelmim sert à faire la jonction politique et économique entre les tribus Tekna et les tribus Reguibat, il a fait cette proposition au Directeur des affaires Indigènes basé à Rabat en vue de faire de l’ombre au moussem de Tarfaya (Cap Juby) dépendant du Sahara dit Espagnol[3]. L’objectif fut celui de créer un axe est-ouest dépendant de la France au détriment de l’axe Nord-Sud marocain contrôlé par l’Espagne entre Ifni et Rio de Oro[4]. C’est en appliquant la franchise sur les produits provenant d’Agadir (sucre, Thé, céréales et guinée) que la France comptait faire de l’ombre au moussem de Tarfaya. Le marché de Tindouf ne pourrait réussir sans la participation des commerçants marocains d’Agadir, Guelmim et autres localités traversant le territoire Tekna.
Le but ultime de ce projet fut celui d’éradiquer les revendications espagnoles sur le territoire marocain entre l’Oued Noun et le Draa comme l’affirmait le Colonel Trinquet.
Cette situation a continué jusqu’aux années 1945-1946 lorsque le général Quennard a tiré la sonnette d’alarme sur l’impossibilité de gommer l’identité marocaine de Tindouf et du danger encouru à la suite de la présentation du manifeste de l’indépendance le 11 novembre 1944 par les leaders du parti de l’Istiqlal.
Afin de contenir la vague nationaliste qui, à partir de l’indépendance du Maroc, s’était abattue en déferlante sur Tindouf, des rapports alarmants et prescrivant des actions concrètes n’avaient cessé d’être envoyés par les autorités coloniales aux différents services et ministères. Les pistes, les routes reliant Tindouf à Béchar et les autres centres habités étaient inexistantes en 1946. Mais à la fin des années cinquante, un appel urgent était lancé pour relier Tindouf à Alger, via Bechar, et pour établir des liaisons avec les centres et les villages voisins. C’est aussi pour réaffirmer l’emprise coloniale sur le territoire que furent relancés des rencontres commerciales traditionnelles, celles du chouffan et du Mouggar de Tindouf. Des subventions furent accordées aux éleveurs, commerçants algériens pour les inciter à fréquenter le marché de Tindouf qui était amplement visité par les bouchers et les éleveurs marocains de Guelmim et d’Agadir[5].
Mais il a fallu attendre, les années 50 et surtout à la suite de l’indépendance du Maroc que des mesures concrètes, bien que bâclés, furent prises pour donner une identité algérienne au Marché de Tindouf qui au lieu de Mouggar allait prendre l’appellation du Chouffan.
La question du Chouffan de Tindouf est liée aussi à l’indépendance du Maroc et surtout au recouvrement de l’intégrité territoriale du Maroc à la suite de la récupération de Tarfaya en 1958. La décision coloniale de rompre les liens commerciaux entre Tindouf et les marchés de la région de l’Oued Noun et la ville d’Agadir survient aussi à la suite du refus marocain de négocier la question des frontières et éventuellement de participer au projet de l’Organisation commune des régions sahariennes, lancée en 1957 et réalisé à partir de 1958.
La position honorable de Feu Mohammed V et son soutien à la révolution algérienne, ont pesé aussi sur la question. Les conséquences et surtout la réaction de l’Algérie avant et après son indépendance ont sabordé toute entente entre les deux pays. La France a entamé un processus d’expulsions des marocains vers les villes d’Akka et de Guelmim à partir de 1958 et surtout 1960. L’Algérie fera de même mais cette fois-ci dans le sens contraire ; des provinces sahariennes vers les camps de Tindouf. C’est ainsi qu’un centre commercial plus que millénaire est devenu un lieu de tensions, d’expulsions et de camps des séquestrés.
Histoire d’une usurpation
On remarque qu’avec l’occupation de Tindouf, les Tadjakant ont tenté de reprendre le contrôle du qsar mais la supériorité numérique des Reguibat notamment des soldats recrutés par les autorités françaises, va changer la donne. En effet, l’année 1958, deux ans après l’indépendance du Maroc et quatre ans après la suppression du commandement des confins d’Agadir en 1954-5, qui donnait au Maroc le droit de contrôler les régions sahariennes allant jusqu’au Nord de la Mauritanie, la France a décidé de créer un Etat « Reguibat » pour s’en servir comme un obstacle à l’avancée des combattants de l’Armée de libération marocain.
Ce fut aussi le cas des machinations algériennes à la veille de l’indépendance en 1962 lorsque le maire d’Adrar chargé par la cellule du FLN à Gao (Mali actuel) de constitué un comité FLN à Tindouf fut refoulé par la population qui se considérait marocaine. A la suite de cet échec, une deuxième tentative fut orchestrée par l’Armée algérienne qui a demandé au caïd du Tadjakant de le faire mais ce dernier déclina l’offre. C’est ainsi que le 28 juin, on a décrit la situation à Tindouf par les autorités françaises qui allaient freiner la récupération de Tindouf par le Maroc et faciliter son annexion par l’Algérie : « Après l’échec de la mission du maire d’Adrar envoyé à Tindouf au mois de mai (1962) par la cellule du F.L.N de Gao (Mali) pour y constituer un comité du peuple (la présidence en était offerte au caïd du Tadjakant qui l’a refusé), le préfet de Colomb-Béchar a demandé vers le 15 juin à l’exécutif Provisoire d’y implanter une unité de l’A.L.N (Armée de libération nationale), déclarant qu’il considérait ce territoire comme faisant partie de l’Algérie, libre aux Reguibat de le quitter s’ils le désiraient, pour rejoindre le Maroc »[6]. Ces mêmes Reguibat considérés comme des marocains et d’autres tribus sahraouies seront contraintes à subir en 1975 le déplacement vers les camps de Tindouf, cette fois-ci parce qu’ils ne sont « plus marocains». C’est une leçon que les sahraouis devraient retenir de cette histoire.
Un autre document secret datant du 30 mai 1962 mais plus incisif parle de la réalité historique et politique des marchés marocains au Sahara et confirme que[7] :
«Traditionnellement et pour des questions de distance, les échanges économiques de ces nomades se sont toujours faits avec le Maroc. Leurs seuls débouchés rentables pour la vente de leurs chameaux sont les marchés du Sud marocain et surtout Goulmim surnommé le « port du Sahara ». La majorité de la clientèle du moussem annuel créé par nous à Tindouf en 1950, ainsi que les principaux commerçants de ce centre sont marocains ». Et comme pour nous révéler les dessous du conflit du Sahara marocain, le même document secret affirme ceci :
« Inversement, c’est du Maroc que sont partis depuis 1934 et jusqu’en 1956 tous les convois apportant ravitaillement ou matériaux dans le Sahara occidental et jusqu’à Atar (Mauritanie), tandis que deux des trois projets de constructions d’une voie ferrée pour l’évacuation du minerai de Gara-Djebilet faisaient aboutir la ligne sur la côte atlantique au Sud d’Agadir». L’importance de ce document est surtout lié à ce paragraphe relatif aux liens historiques entre Tindouf et le Royaume du Maroc :
« Il est vrai que la propagande marocaine dont les revendications englobe la totalité du «Trab R’guebi» et qui présente le Royaume Alaouite comme le remplaçant de la France dans le soutien économique des ressortissants de Tindouf, a déjà porté ces fruits auprès de ceux-ci qui, depuis longtemps déjà, disent la prière au nom du Roi. Les différentes fractions, y compris les chefs de nos Harkis, ont pris des contacts et des assurances tant à Tarfaya qu’à Rabat où plusieurs délégations se sont rendues à l’occasion de l’Aïd El Kébir et ont fait acte d’allégeance à Hassan II ».
C’est à la suite à une alliance entre l’Algérie, héritière du projet colonial, l’Espagne qui a voulu sauvegarder ses positions au Sahara et la France qui défendait ces intérêts en Mauritanie à la quelle il était alliée par des accords de défense, que la récupération de Tindouf avait échoué. A cela s’ajoute que la présence armée française à Tindouf et aux alentours a joué le jeu en faveur d’une occupation militaire algérienne en compatibilité avec les accords d’Evian. De même que l’alliance franco-espagnole sur le refus de récupération de Tindouf par le Maroc s’est traduite par le projet de faire passer la ligne des chemins de Fer pour évacuer le minerai de Gara Djebilet par le « Sahara dit Espagnol ». C’est comme si la France œuvrait toujours en faveur des intérêts de son ancienne colonie.
Ce projet fut rejeté par la suite, mais c’est l’Algérie indépendante qui va le récupérer, à partir de 1973, pour nuire au projet marocain de recouvrer son intégrité territoriale[8].
[1] Le mouggar est l’équivalent du moussem qui est un rassemblement annuel de groupements et de tribus ayant des affinités religieuses et sociales ou encore des intérêts économiques en commun. Le chouffane est un marché commercial auquel se rendent les marchands de Guelmim et d’Agadir et qui se tenait à Tindouf.
[2] Belamech est l’un des personnages connus de la tribu Tadjakant. Sa renommée dépasse l’espace saharien puisqu’il est connu dans la région de la boucle du Niger et en Afrique subsaharienne. Voir J. Larribaud, Tindouf et le Sahara occidental, Alger, 1952.
[3] Centre des Archives d’Outre-mer (CAOM), Aix-en-Provence, Série H, 1H70. Du Colonel Trinquet, Commandant des Confins à Tiznit au Directeur des affaires Indigènes, Rabat, le 9 septembre 1934.
[4] Idem.
[5] ANOM (Aix-en-Provence), FGGA, 28H/3, rapport envoyé par le colonel Quenard, Commandant la division d’Ain-Sefra en séjour à Colomb-Béchar au Ministre Plénipotentiaire Gouverneur général de l’Algérie, Colomb-Béchar, 16 septembre 1946.
[6] Division du Renseignement, Centre d’exploitation des renseignements, Document secret, N°336, Courneuve, Carton 147, Maroc 1956-1968.
[7] Idem, document secret N°316.
[8] Jillali El Adnani, Le Sahara à l’épreuve de la colonisation, un nouveau regard sur les questions territoriales, Publications de la Faculté des Lettres, Rabat, 4ème édition, 2022.
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HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.