Par Nicaise Kibel’Bel Oka[1]
[1] Nicaise Kibel’Bel Oka est journaliste d’investigation et écrivain. Directeur du Centre d’Étude et Recherche géopolitique de l’Est du Congo (C.E.R.G.E.C), spécialisé dans les questions de défense et de sécurité de la région des Grands Lacs africains. Il dirige aussi le site web : www.lescoulissesrdc.info
Introduction
La période 1990 a coïncidé avec la déliquescence de l’État congolais. Depuis la chute du mur de Berlin et le discours de la Baule (France), la RDC connaît le recours à la violence aveugle sur base des causes politique et idéologique dont le soubassement reposent sur la question de la nationalité des populations d’expression kinyarwanda dans le Kivu[1] et la volonté du peuple congolais de se libérer de la dictature de Mobutu Sese Seko. La question de la nationalité des populations congolaises d’expression kinyarwanda a trouvé un terrain fertile avec la guerre qui a secoué le Rwanda voisin. Cette période est véritablement celle d’incubation de l’extrémisme violent dont le recours à des actes de terreur contre les communautés voisines auxquelles on n’appartient pas connaît des motivations différentes et évolutives au fur et à mesure que les années passent. Depuis, la violence a élu domicile faisant non seulement des émules mais surtout produisant des morts et des déplacements de populations. La faiblesse structurelle de l’État qui laisse en déshérence des portions de son territoire a créé des zones grises[2].
Alors qu’à Kinshasa, les politiciens étaient plus préoccupés à se disputer des postes, à l’est de la RDC, l’absence de l’État et la guerre du Rwanda installaient des zones de non-droit, des zones grises[3]. Cette absence, aggravée par la circulation des personnes et des biens non contrôlés notamment les produits illicites et de contrebande, le développement de trafic dans ces zones, a permis et encouragé un rapprochement des réseaux criminels locaux ou extérieurs où opèrent les groupes armés. Ces groupes armés, jadis s’identifiant à leurs communautés ethniques, profitant de la porosité des frontières, ont développé une économie parallèle où ils s’approvisionnent en logistique de combat.
Deux sortes de groupes armés[4]
Sur la centaine de groupes armés qui opère sur le territoire de la RDC[5], on en distingue deux sortes, les groupes armés locaux à base ethnique et les groupes armés étrangers[6] qui, opérant de part et d’autre des frontières, constituent une menace immédiate contre la consolidation de la paix dans la région des Grands Lacs. Cette présence gêne le rétablissement de l’autorité de l’État congolais sur son sol[7].
A l’intérieur de cette distinction, il est important de noter aussi deux catégories par rapport aux motivations, ceux qui agissent encore et toujours au nom de leurs communautés ethniques comme en Ituri et des groupes armés criminels bien que tous vivent des rançons (prise d’otages, industrie du kidnapping), de la tracasserie et des exactions contre les populations.
Dans les provinces de l’Ituri et du Sud-Kivu, les affrontements sont souvent sur base idéologique (ethnique) tandis que dans le Nord-Kivu où foisonnent les groupes armés, certains se sont tout naturellement lancés dans l’exploitation illicite des minerais et autres activités criminelles comme l’institution et paiement des taxes, le versement de droits de passage, l’imposition des taxes étendues aux exploitants de carrières minières artisanales, la protection de certains acteurs politiques leur permettant de vivre et d’atteindre leurs objectifs.
Ces groupes armés sont organisés autour des personnalités locales détentrices de pouvoir symbolique, politique et/ou économique qui en constituent des autorités morales. De véritables entrepreneurs de violence à des fins politiques. Ce qui pousse à considérer que les acteurs de la violence viennent d’abord de l’intérieur et non d’ailleurs.
Le maintien d’une instabilité devenue chronique (elle dure depuis 30 ans), des affrontements inter et/ou extracommunautaires et des activités de réseaux criminalisés participent à l’affaiblissement de l’État miné par des corruptions, du clientélisme et la mauvaise gouvernance. Ce qui contribue à accentuer la crise de légitimité dont souffre l’État congolais sur des pans entiers de son territoire dont le Kivu en constitue le ventre mou.
Les sources de violence
Les groupes armés occupent presque chacun un espace qui lui permet d’exploiter les minerais pour les vendre notamment dans les pays voisins. Grâce à des réseaux établis, ils peuvent facilement se procurer des armes et munitions ou autres outils dont ils ont besoin. Toutefois, les minerais ne sont pas les seules sources de violence et de revenu. Certes les minerais donnent une dimension de force et une source supplémentaire de la violence. Les groupes armés ont d’autres ressources de revenu notamment la braise (makala pour le bois de chauffe), les produits agricoles d’exportation (cacao, bois, café, papaïne), le péage, la location des terres.
Le terrorisme sur base de l’extrémisme violent
Des tueries d’une extrême violence se perpétuent depuis plus de dix ans dans les territoires de Beni (Nord-Kivu), d’Irumu et Mambasa (Ituri) contre les populations civiles sans défense. Ces tueries portent la signature d’un groupe djihadiste d’origine ougandaise abusivement appelé « Allied Democratic Force’s- ADF[8] ».
Ce groupe dont la vraie appellation est Madina at Tauwheed Wal Muwahedeen (MTM)[9] a fait allégeance à l’État islamique pour former avec un autre groupe islamiste du Mozambique (Al sunnah[10]), la Province Afrique centrale de l’État islamique (IS-CAP). Ce groupe recrute ses membres par la force et/ou par la séduction, opère des rapts dans des marchés ou des écoles, tend des embuscades, pose des bombes à l’aide des engins explosifs improvisés. Bref, il sème la terreur dans la population civile sans défense. Ce, malgré la présence des Forces armées de la RDC, de la MONUSCO et aujourd’hui la mutualisation des forces entre les FARDC et l’armée ougandaise (UDPF). L’organisation terroriste État islamique a réussi en tout cas à regrouper sous la province Afrique centrale deux ensembles différents, éloignés géographiquement, mais qui entretiennent des relations. En RDC, le groupe islamiste MTM a acquis pour ainsi dire une visibilité internationale en s’affiliant à DAECH. La fragilité de l’État est aussi due à un pouvoir qui favorise l’impunité en négociant des amnisties avec des groupes armés. Tout ceci lève une armée de mécontents prêts à toutes les aventures. Les territoires concernés sont souvent immenses et les moyens des forces armées loyalistes totalement insuffisants pour les contrôler sans le soutien de la population, soutien souvent annihilé par les acteurs politiques.
Conclusion
Comment combattre des groupes armés qui ont un visage fraternel face à la disparité qui les compose dans l’accès au pouvoir et/ou aux richesses ? Les capacités de régénération et d’adaptabilité de ces groupes armés locaux comme étrangers après quelques revers subis sont alimentées par le soutien à leurs communautés à travers des replis ou dissimulation face à une justice qui peine à châtier les crimes et leurs auteurs. L’insuffisance et la faiblesse du dispositif des forces de défense et de sécurité intérieures face à la menace affaiblit davantage l’État central.
Le dialogue comme solution pérenne à la crise congolaise pose le problème de crédibilité et de confiance entre les acteurs dans un contexte où les tensions se superposent et s’alimentent les unes les autres. Ceux qui ont l’ascendance sur les populations locales et/ou leurs communautés ethniques n’émettent pas sur la même longueur d’ondes une fois au pouvoir. Les frustrations de ceux qui sont restés conduisent à la création d’autres groupes alternant les dénominations et les chefs. Il faut arriver coûte que coûte à transformer tout le monde pour entreprendre la sécurité en acteur de la défense du pays.
Bibliographie
1.Encel Frédéric, Comprendre la géopolitique, Éditions du Seuil, Paris, 2011
2.Foucher Michel, Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe, CNRS Éditions, Paris, 2014
3. Hoffman, La mécanique terroriste, Éditions Nouveaux Horizons, Paris, 1998
4. Kibel’Bel Oka Nicaise, État islamique en Afrique centrale. De l’ADF/MTM en RDC à Al sunnah au Mozambique, Éditions Scribe, Bruxelles, 2022
5. Ronkema Hans, Opportunités et contraintes relatives au désarmement et au rapatriement des groupes armés étrangers en République démocratique du Congo, juin 2007
[1] La guerre lancée en 1996 par l’AFDL portait officiellement et faussement sur la nationalité des Banyamulenge, des Tutsi vivant des Hauts et Moyens plateaux dans la province du Sud-Kivu
[2] Selon son initiateur Xavier Raufer, cité par Bruce Hoffman dans « La mécanique terroriste, page 34 : « Cette expression qui fait référence aux secteurs non couverts par le balayage des radars, désigne des territoires échappant à tout contrôle étatique, où sévissent une ou plusieurs formes de criminalité organisée, aux confins du « politique » (guérillas) et du « droit commun » (trafiquants). Dans ces zones, les nouvelles puissances mi- criminelles mi- guerrières ont acquis progressivement des comportements de type étatique ».
[3] Frédéric Encel note en page 104 de son ouvrage Comprendre la géopolitique : « Selon la formule de Max Weber, l’État moderne exerce en principe « le monopole de la violence légitime ». Lorsque certaines zones de son propre territoire lui échappent –non par le fait d’une occupation étatique tierce mais à cause des rébellions internes-, on parlera des « zones grises »
[4] Selon Hans Ronkema : « Un groupe armé est un acteur non étatique qui poursuit généralement (ou prétend poursuivre) des objectifs politiques contre un gouvernement au pouvoir en recourant à la violence », In Opportunités et contraintes relatives au désarmement et au rapatriement des groupes armés étrangers e République démocratique du Congo, juin 2007
[5] Pour des raisons évidentes et d’espace, nous ne donnons pas la liste des groupes armés vu leur caractère éphémère.
[6] Il s’agit d’un groupe armé opérant ou basé dans un pays (ou plusieurs pays) que le pays d’origine, Hans Ronkema, Op.cit., p.4
[7][7] Michel Foucher, parlant des Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe, pp. 32-34, écrit : « Les frontières africaines sont (…) comme une ressource et non perçue comme un obstacle. (…) Les individus dont l’ethnie, le groupe ou la famille sont dispersés sur plusieurs États savent qu’ils possèdent un atout de taille ; maîtrisant la/les langue(e)s et les codes vestimentaires locaux, maîtrisant les réseaux, ils peuvent plus aisément alterner la mobilisation du collectif identitaire national ou communautaire pour franchir les frontières »
[8] Forces démocratiques alliées.
[9] Madina at Tauwheed Wal Muwahedden, les combattants de la cité sainte de Madina, basent leur lutte sur le 1er de cinq piliers de l’islam, l’unicité de Dieu et l’Oumma des Croyants à (re) constituer par le Coran et l’épée. A cet effet, il est recommandé de lire utilement Nicaise Kibel’Bel Oka, l’État islamique en Afrique centrale. De l’ADF/MTM en RDC à Al Sunnah au Mozambique, Éditions Scribe, Bruxelles, 2022
[10] Ahlu Sunnah Wa-Jamâ (ceux qui adhérent à la tradition du Prophète »), ou Al Shabab (« les jeunes »).
Voici quelques oeuvres intéressantes de Nicaise Kibel’Bel Oka :
Zakaria HANAFI
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HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.