Il est important de dire que tous les concepts appliqués aux réalités sahariennes ont été transférés depuis la frontière franco-allemande comme c’est le cas de confins, zone d’influence, hinterland etc. Le nom de l’Alsace-Lorraine sera même appliqué au Sahara marocain que la France pour ne pas le partager ou le concéder au profit de l’Allemagne finira par l’accorder en tant que zone d’influence et non colonie en faveur de l’Espagne.
L’Alsace-Lorraine, est-elle un miroir qui devrait refléter la position française quant à la marocanité du Sahara ? Notre « Alsace-Lorraine » !
L’Alsace-Lorraine dans le miroir de l’expansion saharienne
Peut-on avancer au hasard que le refus de la défaite contre la Prusse a engendré la Commune le 18 mars 1871, alors que l’intériorisation de la défaite ouvre la voie vers la création de l’Empire ? Pour un regard actuel sur la commune et sa fin tragique nous référerons au travail dirigé par P. Boucheron[1].
Que ce soit à cause de l’Alsace-Lorraine ou de la crise de Fachoda, jamais les puissances européennes ne se sont battues à cause d’une colonie. Les crises et les guerres ont été évitées à l’avance ou de justesse. La mission civilisatrice annoncée par les puissances européennes, c’est avérée beaucoup plus une politique territoriale doublée d’une politique du ventre comme l’a signalé Henri de Castries depuis 1903.
L‘œuvre coloniale est prisonnière de deux constats : elle est à la fois exploratrice et créatrice. Ce qui existe déjà reste inédits et caché et surtout objet à une indifférence et une occultation volontaire. Il s’agit donc dans ce travail de montrer à quel point les modes du savoir et de gouvernement dits indigènes ou vernaculaires ont été mis à profit de « l’œuvre coloniale». Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de ces archives de l’œuvre coloniale n’a pas été destinée à des chercheurs ou encore aux autochtones. Les archives étaient classées secrètes et ne devaient constituer l’objet d’un regard extérieur. Or depuis le début du troisième millénaire, sont devenues accessibles. Le chercheur doit donc déceler une double occultation : celle de la production et celle de la diffusion et de l’archivage. Faut-il rappeler que certains acteurs de la colonisation étaient eux aussi exclus de l’accès à certains documents et informations. Les documents sur la marocanité du Sahara ou encore du Touat, étaient classés top secret et ne nous sont parvenus qu’à partir de l’année 2000 ou encore des années 2016 et 2020.
Le positivisme Saint-Cyrien et la fabrique des colonies
L’incontournable école de Sain-Cyr, lieu de discipline et de formation pour les élites aristocratiques et bourgeoises françaises, est surtout une pourvoyeuse de grands décideurs ayant dessinés la politique coloniale et tracé les voies de destin de plusieurs pays et sociétés. C’est le cas de Jules Cambon, du général Lyautey, d’Henri de Castries et de tant d’autres[2]. A saint-Cyr on ne forme pas des officiers pour faire la guerre mais des têtes bien pensantes pour faire face à toutes les situations : médecine, guerre, génie-civile, cartographie, histoire, géographie et politique. Ce fut le temps de la science devenue une nouvelle religion et qui ne croit que par le biais de la preuve et de l’expérimentation. Aux instituts de recherche, entre autres Pasteur, les différents laboratoires de recherche, il faudrait ajouter les « labos » des idées politiques et idéologiques et dont les incubateurs ne sont que les lauréats de Sain-Cyr. La course vers les vaccins, notamment du choléra, est à son comble entre Français, Allemands et Britanniques[3].
Si les cartographes allemands étaient moins disposés à investir la géographie humaine, les cartographes français, à la suite de l’expérience algérienne, étaient nettement en avance. Mais à partir de 1903, date du lancement de la mission scientifique du Maroc et les années 1910 et 1920, ce fut la création des instituts marocains scientifique et géographique.
Nous sommes partis du traumatisme de l’Alsace-Lorraine pour voire à quel degré l’empire colonial en est le fruit, mais en adoptant une approche maghrébine, je me suis rendu compte que cette déferlante liée à l’Alsace-Lorraine est aussi la même qui a fait des espaces sahariens dans la direction Nord-Sud ou Sud-Ouest. C’est cette politique qui a suivi le chapelet des régimes de protectorat reliant le sud algérien au Maroc.
Ce travail qui émane d’une recherche historique à orbite mémorielle (Alsace-Lorraine) et aussi une investigation en matière de géographie et de cartographie qui sont les moyens à la fois heuristique et de pouvoir. Le Maroc et en général les pays du Maghreb, ont subi les assauts d’un colonialisme à la fois positiviste et opportuniste. Le modèle éloquent fut celui de l’annexion des Sahara marocains (au pluriel) puisque c’est par bribes et territoires qu’ils ont été occupés et amputés. Pire encore, c’est en utilisant le mode makhzen ou celui de protectorat avant l’heure qu’on a opposé au Maroc la non-marocanité et la non-souveraineté sur ses territoires. Mais à la lecture des cartes et du savoir géographique on s’aperçoit après réflexion que l’histoire de la cartographie de l’Algérie est celle d’une appropriation et que celle du Maroc est un processus d’amputations.
Toutefois, la trame principale reste celle de démontrer le lien entre les conséquences de la guerre de 1870 sur les dynamiques de l’expansion coloniale. On a fait recours à la métaphore du miroir car en traitant les problèmes et les conséquences liés à la déroute de 1870 et sa conversion en un succès colonial, on s’est aperçu combien certaines vérités peuvent être inversées. Pour cerner les reflets de ce genre de problématique, on a appréhendé trois miroirs : celui de l’Alsace-Lorraine comme reflétant l’expansion coloniale, celui de l’Algérie et son extension au détriment du Maroc et enfin le miroir brisée et à reconstituer sur lequel tous ces reflets n’ont pas été saisis.
L’Alsace-Lorraine est certes un espace-miroir mais qui reflète la marocanité
L’Alsace-Lorraine est devenue une obsession territoriale et psychologique face à toute velléité allemande au Maroc. C’est ainsi que l’ombre de l’Allemagne fut derrière la prépondérance française en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest et Equatoriale. Cependant, l’Allemagne a toujours martelé que la France devrait se préoccuper de ses colonies pour oublier les tensions frontaliers en Europe et surtout en Alsace-Lorraine. Le traité de 1911, à la suite de la crise d’Agadir, prouve que l’Allemagne visait le Congo et le Cameroun et que ses agissements au Maroc n’étaient plus vrais après l’occupation de Fès en 1911.
Notre objectif est de démontrer à quel point les tracés, frontières, partages et cessions ont été victimes d’une obsession : les complots prussiens et ensuite allemands. Les faits remontent à quelques années avant 1870 et ont continués de l’être même après la signature du traité franco-allemand de 1911. L’Allemagne n’a pas occupé l’Alsace-Lorraine mais surtout l’imaginaire colonial et postcoloniale. Comment expliquer les décisions prises à cause du péril allemand, alors que ce pays n’a pas pu se procurer le moindre carré dans le Nord-Ouest africain ? C’est ainsi que le péril prussien sera remplacé par la menace confrérique et les menaces allemandes au Maroc.
La perte de l’Alsace-Lorraine, après la défaite de la France en 1870 face à la Prusse de Bismarck, allait peser lourdement sur la question du Sahara marocain à travers ce qu’on appelait dans les traités franco-anglais « la sphère d’influence »[4]. En effet, la III République a trouvé à l’extérieur de l’Europe un moyen de s’épanouir et une compensation à ses difficultés internes[5]. Ainsi, si l’Empire a perdu l’Alsace-Lorraine, la République ou encore les républicains opportunistes ont fait gagné à la France deux empires (l’Algérie et l’AOF). Les Allemands, à en croire Charles Adler, était plutôt pour une annexion des colonies françaises au lieu de l’Alsace-Lorraine. Il rapporte :
« Une occasion toute naturelle sembla se trouver en 1871. On n’imagine pas la richesse de la littérature coloniale allemande d’alors. Il était sûr qu’on dépouillerait la France. Beaucoup d’Allemands se demandaient s’il ne valait pas mieux la dépouiller de ses colonies que de lui enlever l’Alsace-Lorraine. Quelques-uns ne trouvaient rien d’excessif à lui arracher l’Alsace-Lorraine à la fois et ses colonies. Des projets en foule affluèrent au Reichstag ou furent discutés dans la presse[6]».
Ce témoignage montre que l’Alsace-Lorraine reflétait jusqu’en 1905, les régions sahariennes avant qu’elle ne soit appliqué au Sahara marocain à la suite de la Conférence d’Algésiras et surtout la crise d’Agadir en 1911.
De même que la présence espagnole au Sahara n’est pas légitimée uniquement par des alliances et des compromis franco-espagnols mais aussi par ce refus de permettre à l’Allemagne d’avoir la possibilité de partager avec elle une nouvelle frontière, cette fois-ci au Maroc. La perte de l’Alsace-Lorraine par la France en 1871 constituera une vraie obsession territoriale pour les autorités françaises. J. Le Goff est allé jusqu’à dire que les Français n’étaient pas loin de pense que la guerre de 1870-1871 a été gagnée par les instituteurs prussiens et les érudits allemands. Il suffit de dire qu’en temps de crise avec l’Allemagne (1890/1905/1911), les régions sahariennes ont été appelées : « Notre Alsace-Lorraine ». Les colons sont allés à la conquête des territoires africains alors que les historiens et érudits français, à l’image de Charles Seignobos et Marc Bloch, sont allés se ressourcer dans les universités allemandes[7].
[1] P. Boucheron (dir.) et all., Histoire mondiale de la France, voir l’article de Quentin Deluermoz, Révolution locale, mythe global, 1871, pp. 512-514, Paris, Seuil, 2017, 970p.
[2] J. El Adnani, Le Sahara à l’épreuve de la colonisation. Un Nouveau regard sur les questions territoriales, Publications de la Faculté des Lettres, Série Essais et Etudes, N° 75, Rabat, 2017, 2018, 2020, 2022, 419 p (deuxième, troisième et quatrième éditions).
[3] P. Boucheron (dir.) et all., Histoire mondiale de la France, voir l’article de Guillaume Lachenal, Pasteuriser l’Empire, 1891, pp. 534-537, p. 535, Paris, Seuil, 2017, 970p.
[4] Peter Grupp, « L’Allemagne dan le bulletin du Comité de l’Afrique française de 1891 à 1914 », Cahiers d’Études Africaines, Vol. 13, Cahier 49 (1973), pp. 9-15.
[5] Víctor Morales Lezcano, D’ALGÉSIRAS À TRIPOLI: 1906-1911: Le couronnement italo-espagnol de l’hégémonie coloniale européenne dans le Nord de l’Afrique, Africa: Rivista trimestrale di studi e documentazione dell’Istituto italiano per l’Africa e l’Oriente, Anno 63, No. 2, La Libia nella storia del Mediterraneo. Atti del Convegno, Roma, 10-12 maggio 2003 (Giugno 2008), pp. 311-324.
[6] Charles Adler, Le Pangermanisme colonial sous Guillaume II, p. V Alsace-Lorraine et les colonies françaises.
[7] J. Le Goff, Histoire et mémoire, Gallimard, Folio, 2017, p. 409p. 324.
Related posts
Catégories
- Economie (39)
- Editorial (22)
- Géopolitique (45)
- Histoire (23)
- interview (14)
- Non classé (4)
- Relations internationales (39)
- Strategie (40)
Rencontrer l'éditeur
HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.