Ahmad at-Tijâni, fondateur de la Tijâniya

Ahmad at-Tijâni, fondateur de la confrérie tijâniyya, est né en 1150 H /1737, à Aïn Madi, au sud de l’Algérie, qui ne dépendait que de manière sporadique des beys d’Algérie. Aïn Madi, comme Laghouat, était rattachée à l’autorité des chefs de tribus, et parfois, à l’autorité des saints et des cheikhs de confréries, comme c’est le cas des Tijânis de cette région. A noter que les sources marocaines divergent sur son lieu de naissance, attribué aussi à la région de Safi, Marrakech et même de la Sâqiyya al-Hamrâ, par certaines sources, dont l’ouvrage de Mohammed ben Abdelkader al-Jazâ’irî, Tuhfat az-zâ’ir, et les écrits de l’arabisant et orientaliste français, Jacques Berque. Ce sont ces derniers témoignages qui ont été confirmés par les sources tijâniyas, africaines, et même coloniales. Mais le lignage de la Tijâniya remonte à la tribu Banû Toujine, avec laquelle il s’était lié par les liens du mariage. Ce lignage était connue à Aïn Madi sous le nom de Tijâjna, dont une partie s’était érigée en ennemi féroce d’Ahmad at-Tijâni et de sa confrérie, surtout après qu’elle s’était alliée aux Turcs, qui imposaient aux habitants du qsar de s’acquitter de différents tributs et impôts excessifs. Pour cette raison et d’autres encore, le Cheikh fondateur quittera à plusieurs reprises le qsar de Aïn Mâdi, mais c’est en 1797-8 qu’il se rendra à Fès pour s’y établir de manière définitive.

Le passage au Sud ou les flots de la Tijaniyya en Afrique noire

La Tijâniya n’a pas échappée à cette situation malgré son projet unioniste et sa capacité à se propager rapidement comme c’est arrivé en Afrique subsaharienne, du Sénégal et la Mauritanie au Soudan et l’Egypte. Malgré cela, des branches de la confrérie ont vu le jour, des centres nouveaux ont été fondés pour la baraka accueillant des visiteurs plus nombreux que ceux reçus par la zawiya mère à Fès, ou encore la zawiya tijâniya en Algérie, laquelle s’était éteinte après la trop longue période de colonisation et du fait de sa collaboration avec cette dernière. D’un autre côté, la périodisation commença à être tributaire de facteurs extérieurs, hors de portée de la volonté des cheikhs, comme l’avènement de la colonisation ou l’entrée de peuples non arabes dans la confrérie et le grand succès de cette dernière, pas uniquement dans son essaimage, mais aussi dans la diffusion de l’islam en général. De là, la nécessité de parler des millions des Africains qui se sont convertis à la religion musulmane concomitamment avec leur acquisition du wird tijâni. La confrérie Tijâniyya était devenue la porte d’accès principale par laquelle passe le nouveau musulman en Afrique. Ainsi cette confrérie, grâce au wird, le pèlerinage et la ziyâra, permet-elle à l’Africain de vivre l’expérience mecquoise et le moment initial de l’islamisation, même si cela advient dans la région du Sahel et la savane. L’intérêt de l’Etat marocain a visé, jusqu’à aujourd’hui, l’adoption et l’endiguement de la zawiya tijâniyya grâce à ses prolongements africains lointains. Qu’est-ce qui a justifié au, niveau politique, tant d’application du Maroc à s’attacher la zawiya ? Les autorités coloniales avaient agi pour saboter l’influence tijânie marocaine en Afrique de l’Ouest, sous prétexte que la présence de la Tijaniyya marocaine n’aidait pas à lier les colonies africaines de l’Ouest avec celle de l’Algérie. Ce plan, qui fut mis en œuvre par le résident général en Algérie à partir de 1890, avait été négligé après l’occupation du Maroc. Toutefois la même manœuvre, c’est-à-dire la politique religieuse française, avait été réutilisée à la lettre par les dirigeants de l’Algérie durant les dernières années. Par conséquent, il n’y a pas là endiguement mais la poursuite à la trace de l’itinéraire d’une confrérie dont la majeure partie de la littérature s’est écrite au Maroc, alors que le reste le fut en Tunisie, au Sénégal et en Egypte. Je ne m’étonne pas du fait qu’il n’y ait pas un seul ouvrage écrit par l’un des Tijanis d’Algérie. Par contre je confirme que la plupart des écrits avaient été revus par Ahmad at-Tijâni à Fès et furent rédigés par les disciples marocains comme Barrâda, Soufiani, Skirej, Akansûs et les Sénégalais comme Ibrahima Niasse ou Malick Sy ou encore les Chenqitis comme Mohammad al-Hâfid.

L’utilisation algérienne des confréries intervient après la guerre civile que le pays a connue durant les années quatre-vingt-dix du XXème siècle, et ce, pour encercler le Maroc depuis le Sud, conformément à la stratégie relative aux menaces contre l’intégrité territoriale. La politique de l’Algérie dans ce cas est liée à l’endiguement suivant la politique de déconstruction et construction, dans une vision pragmatique qui n’a rien à voir avec le soufisme. Le pèlerinage et la ziyâra des adeptes africains de la Tijaniyya au tombeau d’Ahmad at-Tijâni à Fès, étaient liés au pèlerinage la Mecque. Par conséquent il est difficile de changer la destination des pèlerins vers Ain Madi qui est dépourvue aussi bien du mausolée d’un saint renommé que d’un grand rayonnement spirituel. Les autorités coloniales, par leur encadrement des cheikhs des zawiyas en Algérie, avaient porté atteinte à leur rayonnement en dehors de l’Algérie. Ce fut ce qui avait permis à la Tijâniyya au Maroc de se répandre de manière fulgurante en Afrique de l’Ouest avant l’entrée en vigueur du traité du Protectorat et ce qui s’en est suivi par la suite. Ce rapetissement voulu par le colonialisme fut suivi par la politique du Front de Libération algérien qui a combattu et isolé les confréries de manière général. Cela a contribué, par conséquent, à renforcer l’ignorance des adeptes de la Tijâniyya en Afrique subsaharienne de l’existence de cheikhs de la zawiya tijâniyya en Algérie.

A partir de ces données, on peut dire que la diffusion de la Tijâniyya du Maroc ne peut être expliquée que par les spécificités dont s’était caractérisée la confrérie et les orientations qui lui avaient été données par le cheikh fondateur, Ahmad at-Tijâni. Celui-ci avait fait de la Tijâniyya une nouvelle occasion pour se convertir à la religion musulmane et une introduction privilégié pour découvrir le monde du soufisme pour les musulmans adeptes d’autres confréries soufies.

 Le cheikh fondateur et ses successeurs ont pu offrir aux nouveaux adeptes du Sahara et de l’Afrique de l’Ouest les pleins pouvoirs pour tracer leur itinéraire et circonscrire leur influence et autorité. Cela a permis de créer une décentralisation de la Tijaniyya; ce qui avait contribué grandement à la diffusion fulgurante de cette confrérie dans l’espace africain.

On considère le projet de prédication et de jihad conduit par El Hajj ‘Umar al-Fûti comme une application du projet tijâni, qui avait doté l’élite religieuse d’un grand mécanisme ayant contribué à la création d’un système politique reposant sur la prédication religieuse et l’islamisation des tribus et groupes animistes, et à concurrencer d’autres confréries devancières, comme c’est le cas de la confrérie qâdiriyya appuyée par Ahmad Bekkây (mort en 1864) et sa tribu Kunta.

Le rôle joué par El Hajj ‘Umar et les tribus Foulani (Peuls) dans la diffusion de l’islam est indéniable. De même pour le wird de la zawiya tijâniyya- avec la chaîne du succession des cheikhs et d’appartenance qu’offre le cheikh fondateur- qui est tenu pour l’un des wirds qui réduisent les distances. Ainsi le wird de Haj ‘Umar permet d’entrer en contact directement avec le Prophète, (Que la paix et le salut d’Allah soient sur lui!), par le biais de Mohammad al-Ghâli et le cheikh fondateur Ahmad at-Tijâni. Que le lecteur apprécie donc la distance et la rapidité qui permettent au musulman subsaharien d’adhérer aux cercles de l’identité et de la culture musulmanes.

Cela constitue l’un des plus importants facteurs à faire prévaloir pour expliquer la rapidité et le succès de la diffusion de l’islam en Afrique de l’Ouest durant le dix-neuvième et le vingtième siècles, contrairement à ce qui est avancé dans les approches et les analyses présentées par les études françaises et américaines qui ont consacré un grand nombre de thèses universitaires, d’ouvrages et d’articles au jihad de El Hajj ‘Umar al-Fûti.

On peut ajouter à cela la question de l’échec de la diffusion de la confrérie à partir de l’Algérie, en particulier après son occupation en 1830, puisque toutes les tentatives encadrées à cet effet par les autorités coloniales n’ont pas abouti. Le Maroc était devenu le canal historique et traditionnel pour la diffusion des confréries soufies et de toute activité économique parallèle. En outre, la sécurité et les moyens de protection des caravanes, en route, entre Essaouira, Guelmim, Tindouf, Taoudéni et Araouane, vers Tombouctou, dépendaient du pouvoir des sultans et des cheikhs des zawiyas. Le Maroc devenait ainsi une base essentielle pour la diffusion de l’islam et des confréries soufies en direction de l’Afrique subsaharienne.

Bibliographie

-Jillali El Adnani, Le Sahara à l’épreuve de la colonisation. Un Nouveau regard sur les questions territoriales, Publications de la Faculté des Lettres, Série Essais et Etudes, N° 75, Rabat, 2014, 2017, 2018, 2021 (4ème édition), 419 p.

-Idem, Les origines de la Tijaniyya au Maghreb et sa branche la Hamawiyya en Afrique subsaharienne, Faculté des Lettres, Université Mohammed V, Rabat, 2016 (1ère édition en 2007, édition Marsam).