Myriame OURZIK E-mail : myriameourzik@gmail.com Docteur en Economie
La Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales
Université Moulay Ismail
Résumé :
La logistique occupe une place centrale dans la transformation des territoires émergents. Au Maroc, les avancées enregistrées depuis le lancement de la Stratégie Nationale de Développement de la Compétitivité Logistique en 2010 ont permis de moderniser plusieurs secteurs clés et d’améliorer l’intégration du pays dans les flux mondiaux. Toutefois, cette dynamique reste freinée par une gouvernance fragmentée, par l’hétérogénéité territoriale et par la difficulté à articuler les différents niveaux d’action publique. À l’inverse, les Émirats arabes unis ont développé en quelques décennies un modèle logistique profondément intégré, fondé sur une cohérence institutionnelle remarquable, une vision centralisée et une articulation parfaitement maîtrisée entre infrastructures portuaires, aéroportuaires, zones franches et acteurs privés. En mobilisant les concepts de gouvernance multi-niveaux, de logistique territoriale et d’intégration régionale, cet article propose une analyse croisée des trajectoires marocaine et émirienne afin d’identifier les leviers susceptibles de soutenir l’émergence d’une gouvernance logistique territoriale intelligente au Maroc. Les résultats montrent que la performance logistique marocaine dépendra moins de la multiplication des infrastructures que de la capacité à articuler les territoires, structurer les corridors intérieurs, digitaliser les processus et renforcer la coordination institutionnelle. La comparaison avec les Émirats arabes unis et les expériences régionales du GCC (Conseil de coopération du Golfe) ouvre des perspectives nouvelles pour la transformation du modèle marocain.
Abstract:
Logistics plays a key role in the transformation of emerging territories. In Morocco, the reforms initiated since the launch of the National Logistics Competitiveness Strategy in 2010 have modernised several sectors and improved the country’s integration into global flows. However, progress remains constrained by fragmented governance, territorial disparities and the lack of alignment between national, regional and local decision-making. Conversely, the United Arab Emirates have developed within a few decades a deeply integrated logistics model built upon institutional coherence, centralised vision and tight coordination between ports, airports, free zones and private actors. Drawing on multi-level governance, territorial logistics and regional integration theories, this article offers a cross-analysis of Moroccan and Emirati trajectories to identify the levers that could support the emergence of an intelligent territorial logistics governance in Morocco. Findings show that Morocco’s performance will depend less on increasing infrastructure supply than on connecting territories, structuring inland corridors, digitalising processes and strengthening institutional coordination. Comparisons with the UAE and GCC (Gulf Cooperation Council) regional experiences offer promising insights into the reconfiguration of Morocco’s logistical governance.
1. Introduction :
La logistique est devenue l’un des déterminants majeurs des dynamiques économiques contemporaines. Elle structure désormais les territoires avec autant d’impact que les politiques d’urbanisme ou les stratégies industrielles. Dans les économies émergentes, elle joue un rôle décisif dans l’attractivité des espaces, dans la réduction des inégalités territoriales et dans l’intégration aux réseaux mondiaux. Les travaux de Debrie, Gouvernal et Slack ont montré que la logistique n’est jamais un simple appendice technique : elle façonne la géographie des flux, transforme les trajectoires territoriales et redessine les rapports entre métropoles, ports, zones intérieures et corridors de transport. Elle incarne ainsi un levier d’aménagement du territoire au sens fort.
Au Maroc, l’ambition affichée depuis 2010 à travers la Stratégie Nationale de Développement de la Compétitivité Logistique témoigne de la prise de conscience de l’importance de ce secteur. Le pays a engagé de vastes réformes dans les domaines portuaire, douanier, routier et commercial. Tanger Med, devenu en une décennie l’un des premiers ports de transbordement du bassin méditerranéen, illustre cette réussite. Pourtant, force est de constater que cette modernisation reste concentrée sur les interfaces maritimes et peine à se diffuser pleinement vers l’intérieur du pays. L’arrière-pays marocain demeure insuffisamment connecté, les corridors logistiques internes sont partiellement structurés, et les régions attendent encore l’émergence d’un modèle de gouvernance capable de coordonner les actions entre l’État central, les collectivités territoriales et les acteurs économiques.
À l’opposé, les Émirats arabes unis, confrontés à des contraintes spatiales extrêmes, vastes étendues désertiques, dispersion urbaine, climat difficile, ont réussi à bâtir un modèle logistique intégré remarquable. Là où le Maroc est freiné par des héritages institutionnels lourds et une fragmentation structurelle, les Émirats ont misé sur une gouvernance centralisée, une vision claire et des mécanismes de coordination fluides, permettant de faire fonctionner ensemble ports, zones franches, aéroports et plateformes digitales dans une même logique stratégique.
L’enjeu de cet article est d’examiner la manière dont les principes de la logistique du désert émirienne peuvent éclairer les transformations déjà engagées au Maroc et suggérer de nouvelles pistes pour une gouvernance logistique territoriale intelligente, mieux articulée et plus résiliente.
2. Problématique et orientation de la recherche :
L’état actuel de la logistique marocaine révèle une avancée indéniable mais encore inachevée. Le pays dispose d’infrastructures de rang mondial, tant sur le plan portuaire qu’au niveau des plateformes industrielles. Toutefois, ces infrastructures ne s’inscrivent pas encore dans un système logistique totalement intégré. Les régions intérieures, les provinces intermédiaires, les zones rurales productives ou les territoires émergents attendent l’apparition de corridors logistiques capables de structurer durablement les flux. Les difficultés résident principalement dans l’éclatement institutionnel, dans la faible coordination entre échelons et dans l’absence d’une articulation claire entre stratégies nationales, régionales et locales.
Les Émirats arabes unis, confrontés à une géographie particulièrement contraignante, ont choisi un modèle qui inverse radicalement cette logique. Dans un environnement désertique où la connectivité n’était pas naturelle, ils ont imposé une planification intégrée, une synchronisation parfaite entre décisions politiques, investissements privés, infrastructures et systèmes d’information.
Dès lors, la question centrale devient la suivante : comment le Maroc peut-il s’inspirer de la cohérence institutionnelle et de l’intégration territoriale des Émirats arabes unis pour repenser son propre système logistique ?
3. Cadre théorique :
Le cadre théorique mobilisé s’appuie sur trois concepts majeurs qui permettent de comprendre la complexité des systèmes logistiques territoriaux contemporains.
Le premier concept est celui de la gouvernance multi-niveau. L’OCDE a démontré que les politiques publiques complexes, telles que les réformes logistiques, ne peuvent fonctionner que si les responsabilités sont réparties clairement entre institutions, si les dispositifs de coordination sont opérationnels et si les territoires disposent d’une marge d’action suffisante pour adapter les stratégies aux réalités locales. Dans le cas marocain, la régionalisation avancée offre le potentiel d’un pilotage territorial renforcé, mais cette ambition reste encore limitée par la persistance de logiques centralisées.
Le deuxième concept est celui de la logistique territoriale. Les travaux de Gouvernal, Lavaud-Letilleul et Slack rappellent que les infrastructures logistiques ne prennent tout leur sens que lorsqu’elles sont intégrées dans un système relationnel fait d’acteurs, de normes, de flux et de décisions collectives. La performance logistique n’est donc pas seulement la performance des infrastructures, mais celle du système territorial dans lequel elles s’insèrent.
Enfin, le troisième concept est celui de l’intégration régionale. Dans le cas du GCC, les pays du Golfe ont su développer une coopération logistique exceptionnelle, fondée sur l’harmonisation douanière, la coordination des grands chantiers d’infrastructures, la mutualisation des flux et la préparation d’un réseau ferré transnational. Cette dynamique montre que la performance logistique dépend également de la capacité d’un pays à s’insérer dans un environnement régional cohérent.
4. Analyse comparative : Maroc et Émirats arabes unis
Lorsque l’on compare les trajectoires marocaine et émirienne, deux visions de la logistique apparaissent. La première, marocaine, repose sur une montée en puissance progressive des grandes infrastructures, notamment sur le littoral. La seconde, émirienne, repose sur une intégration territoriale immédiate et globale.
Les Émirats arabes unis ont choisi de développer des infrastructures en réseau : Jebel Ali, Dubai South, KIZAD et Abu Dhabi Ports fonctionnent comme des organes d’un même système logistique, associés à un cadre réglementaire homogène, une digitalisation complète et une culture de la performance. Ce modèle repose sur l’idée que la fluidité logistique ne peut être atteinte que si toutes les composantes du système sont intégrées dès la conception.
Le Maroc, pour sa part, dispose d’atouts extraordinaires, mais ceux-ci fonctionnent encore de manière partiellement isolée. Tanger Med constitue un hub de dimension mondiale mais son hinterland mérite d’être densifié. Les régions intérieures doivent être reliées par des corridors performants, capables de structurer les flux depuis les zones productives vers les marchés nationaux et internationaux. Le défi n’est donc pas tant la création de nouvelles infrastructures que la structuration de leur articulation.
5. Discussion générale :
L’analyse croisée met en lumière une vérité centrale : ce qui distingue les Émirats arabes unis n’est pas la seule capacité d’investissement, mais surtout la cohérence stratégique. Leur réussite logistique est le fruit d’une articulation parfaite entre vision, institutions, investissements et outils numériques. Le Maroc, quant à lui, possède la vision et les infrastructures de départ, mais il manque encore la fluidité institutionnelle et territoriale nécessaire pour les transformer en système intégré.
La digitalisation offre ici une piste majeure. Là où les Émirats ont créé des plateformes unifiées permettant le suivi instantané des flux, l’échange de données entre acteurs et la réduction drastique des délais, le Maroc avance encore de manière segmentée. PORTNET, BADR et les systèmes de la douane ont apporté des améliorations significatives, mais l’extension de ces outils à l’échelle territoriale reste limitée. Une gouvernance logistique intelligente suppose une digitalisation qui dépasse les frontières sectorielles et qui relie chaque niveau du territoire.
La question de la durabilité constitue également un enjeu commun aux deux pays. Les Émirats ont probablement atteint leurs limites en matière d’expansion territoriale et doivent désormais réorienter leur modèle vers des logiques de logistique verte. Le Maroc, grâce à ses ambitions énergétiques et à sa proximité africaine, dispose d’une opportunité unique pour penser dès aujourd’hui une transition logistique durable intégrant l’efficacité énergétique, la mutualisation des flux et la réduction des émissions dans les corridors intérieurs.
6. Conclusion :
L’étude comparative révèle que le Maroc se situe à un moment charnière où la performance logistique dépend moins de la multiplication des infrastructures que de la capacité à en faire un système territorial cohérent. Le pays possède déjà plusieurs des briques essentielles : un hub maritime de classe mondiale, des zones industrielles compétitives, une vision stratégique affirmée et une volonté politique de modernisation. Toutefois, ces éléments demeurent insuffisants en l’absence d’une gouvernance logistique véritablement intégrée, capable de dépasser les segmentations institutionnelles et d’assurer une articulation fonctionnelle entre les échelons nationaux, régionaux et locaux.
La comparaison avec les Émirats arabes unis ne doit pas être interprétée comme un appel à la transposition mécanique d’un modèle extérieur. Elle met plutôt en lumière la manière dont un pays peut convertir des contraintes structurelles, en l’occurrence un environnement désertique, des distances importantes et une dispersion urbaine, en leviers de transformation stratégique. La réussite émirienne réside dans la capacité à créer un « récit logistique national » unifié, soutenu par une planification continue, une gouvernance centralisée et une alliance étroite entre infrastructures physiques et plateformes numériques. Le Maroc pourrait, à partir de ses propres réalités, élaborer un récit différent mais tout aussi puissant, fondé sur son rôle charnière entre Europe, Méditerranée et Afrique de l’Ouest, sur la richesse de ses hinterlands productifs et sur sa vocation croissante à devenir un corridor continental.
En ce sens, l’enjeu n’est pas simplement d’améliorer la performance logistique, mais de repenser la place de la logistique dans l’aménagement du territoire. La connexion des régions intérieures, la structuration de corridors économiques internes, la gouvernance multi-niveau, la transition énergétique et la digitalisation des écosystèmes logistiques deviennent autant de piliers d’un modèle marocain renouvelé. Ce modèle devrait intégrer plus explicitement les impératifs de durabilité, de résilience des chaînes d’approvisionnement et d’inclusion territoriale, en accordant une place centrale aux régions et aux acteurs locaux.
Cette analyse ouvre enfin plusieurs pistes de recherche qui dépassent le cadre strict de la comparaison Maroc–Émirats. Elle invite à interroger les conditions d’une intégration logistique africaine, à analyser le rôle des corridors transsahariens dans la compétitivité du Maroc, et à explorer les impacts territoriaux de la digitalisation accélérée des chaînes logistiques. Elle pose aussi la question, essentielle, de la manière dont les pays émergents peuvent construire des modèles hybrides conciliant performance globale et cohésion territoriale. En cela, la logistique ne constitue pas seulement un outil d’optimisation économique, mais un espace d’innovation politique et territoriale qui mérite d’être pleinement intégré dans les débats nationaux sur le développement.
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De la logistique du désert à la gouvernance territoriale intelligente : le Maroc à la croisée des modèles et des ambitions
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HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.