Une fois n’est pas coutume, commençons par une définition. En mathématiques, le point d’inflexion d’une fonction est le point où elle change de tendance. C’est également le point où le graphique qui la représente change de concavité ; passe du concave au convexe ou vice versa.
Andrew Grove (Andy 1936-2016), ancien PDG de la société INTEL aborde dans son livre ‘‘Seuls les paranoïaques survivent’’ le point d’inflexion stratégique qu’il définit, quant à lui et en grand manager qu’il est, comme le moment où les fondamentaux d’une entreprise changent de manière irrémédiable. Comme elle peut en subir les effets de ce point d’inflexion, une entreprise peut en être également la créatrice ou en être à son origine. Il peut constituer une opportunité d’atteindre de nouveaux horizons comme il peut signifier la fin ou la chute libre d’une entreprise. Souvent causés par les entreprises concurrentes (disons, qu’en respectant les règles de la concurrence quoiqu’en les violant parfois), le point d’inflexion trouve également ses sources dans les changements technologiques.
Pour l’entreprise qui a fait l’expérience, le point d’inflexion serait fatal s’il n’est pas pris au sérieux à temps ou quand on n’essaye pas de relever le défi ultime qu’il représente. Par contre quand la réponse de l’entreprise à ce défi est positive, cela peut créer fenêtres d’opportunité et ouvrir des horizons encore inexploités. C’est autant de chances de développement qui ne seraient pas possibles sans l’avènement de ce point d’inflexion stratégique, subi soit-il ou déclenché. Tout dépend de la manière de réagir de l’entreprise à son débarquement.
En tant que grand gourou de management, Andy GROVE prévient que vous allez sentir quelque chose d’exceptionnel en train de se passer dans votre entreprise ou dans le secteur ou vous opérez et que vous ignorez de quoi il s’agirait. Lorsque vous vous en rendiez enfin compte et vous compreniez ce qui se passe, il serait déjà trop tard pour réagir, changer ou simplement s’y adapter afin de pouvoir tirer profit. Autrement, Andy GROVE prévient que votre entreprise va tout simplement, sombrer du fait des changements induits par le point d’inflexion stratégique qu’il qualifie d’insidieux (caractéristique essentielle que l’auteur lui attribut).
Dans son livre paru en 1998, Andy GROVE revient sur la période où il était président d’INTEL , devenue sous ses commandes premier producteur des microprocesseurs au monde, la cinquième entreprise la plus admirée aux Etats Unis et la septième par ses profits. INTEL a été créée le 18 juillet 1968 par trois docteurs en chimie et en physique : Gordon MOORE, Robert NOYCE et Andrew GROVE. Avec un effectif de 107.000 employés, INTEL a réalisé en 2020 un résultat net de 21 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 72 milliards de dollars. En 2018, sa capitalisation boursière a dépassé les 254 milliards de dollars. INTEL, C’est aussi le petit logo blanc sur fond bleu collé sur un coin de vote clavier d’ordinateur.
Ainsi, en 2013, INTEL a investi 10,1 milliards de dollars en Recherche et Développement, ce qui représentait un peu plus de 19% du chiffre d’affaires de la même année. Sur le marché des microprocesseurs, son concurrent direct est la société AMD (Advanced Micro Devices), qui a son petit logo AMD collé au coin de votre clavier d’ordinateur, mais plus petit, différence de taille de l’entreprise oblige. Actuellement, INTEL est dirigée par Pat GELSINGER, et ce depuis février 2021.
‘‘Seuls les paranoïaques survivent’’ est devenu en peu de temps après sa sortie en 1998 un best-seller. Il est considéré depuis comme un classique qui s’enseigne dans les meilleures écoles de management. Le livre a même été jugé comme dangereux par Peter DRUCKER (1909-2005) qui est considéré comme le père du management moderne ; dangereux dans la mesure où il oblige le lecteur à réfléchir. C’est d’ailleurs cette réflexion qui nous a poussé à évoquer l’expérience d’Andy GROVE avec les deux types de réaction (positive et négative) au point d’inflexion stratégique. L’expérience a eu lieu dans les années 1980, période où les entreprises japonaises d’électronique ont réussi à développer des cartes mémoire pour ordinateur à des coûts tellement faibles qu’INTEL n’a pas pu suivre et a été obligée de sortir de ce marché dans lequel elle a été pourtant précurseur.
Son éviction du marché des cartes mémoire a poussé INTEL à s’intéresser de près au secteur des microprocesseurs et très vite, elle s’y est lancée dans la fabrication de ce produit qui va donner par la suite le petit logo qui viendra décorer la majeure partie de nos claviers. C’est cette nouvelle orientation, qui a été définie par Andy GROVE comme une réaction positive et créative au point d’inflexion stratégique imposé par les firmes japonaises, puisqu’en cette période la production des microprocesseurs était encore une activité relativement très récente, ce qui a permis à INTEL de bénéficier d’un avantage comparatif sur ce secteur. Plus encore, il a permis à INTEL de se positionner comme une référence maitresse en la matière . A performance égale, il existe actuellement un différentiel de prix de 10 à 15 % en faveur d’INTEL dans le cas où son logo serait collé sur votre PC .
Cette nouvelle position d’INTEL sur le marché a créé à son tour des points d’inflexion stratégiques pour les autres acteurs du secteur qui se sont trouvés obligés de s’adapter, se réorganiser et changer de manière radicale leurs systèmes de management pour faire face à ces points d’inflexion stratégiques devenus de plus en plus fréquents. L’exemple d’INTEL peut aisément être généralisé dans tous les secteurs, la théorie du point d’inflexion stratégique ne se limitant pas au seul secteur des industries technologiques. Là, il faut citer les exemples de l’introduction des distributeurs automatiques des billets de banque qui a constitué un point d’inflexion stratégique pour les banques. Aussi se référer à l’industrie de divertissement avec le phénomène de la digitalisation des contenus.
Le choix du titre ‘‘seuls les paranoïaques survivent’’ est assez révélateur des croyances qu’Andy GROVE, défend dans la vertu et les bienfaits de la paranoïa en matière d’affaires mais . Pour lui, le succès porte en lui les germes de sa propre destruction. Pour l’auteur, le premier devoir d’un chef d’entreprise est de se défendre contre les attaques de ses concurrents et d’inculquer ce devoir et le généraliser parmi ses collaborateurs.
Durant son règne sur INTEL l’ancien PDG s’inquiétait de presque tout. Il s’inquiétait de savoir si le lancement de ses produits n’était pas prématuré, si le marché n’était pas encore mûr, et si le nouveau produit lancé sur le marché n’était pas dépassé ou obsolète. Lors de la conduite des affaires, il s’inquiétait particulièrement et en permanence du choix des employés qu’il recrutait. Il ne cessait de répéter qu’‘il n’est de richesse que d’hommes’’.Une bonne partie du best-seller est consacré au changement et à ses forces. L’auteur définit le changement comme un ensemble de mouvements d’ondes qui touchent secteurs, entreprises et individus. Les changements (technologiques, mais pas seulement) modifient radicalement la donne et font naître de nouveaux concurrents. Il conseille l’entreprise de se préparer à ces changements au lieu d’essayer de s’en protéger.
Les exemples illustrent l’avènement de ces changements et les réactions (positives ou négatives) qu’ils ont suscitées ne manquent pas. Néanmoins, celui de la société WALMART est assez révélateur et souvent cité .S’agissant d’un leader mondial de la grande distribution (en 2021, Chiffre d’affaires: 559 milliards de dollars, effectif : 2,3 millions de personnes), quand WALMART débarque quelque part, c’est un ouragan qui arrive et qui fauche tout, ou presque, sur son passage. C’est un point d’inflexion stratégique dévastateur et pourtant il existe des parades et des techniques de survie pour tirer le meilleur parti de cette situation .
Dans le même sillage, on peut aussi , citer ceux des trois sociétés qui ont repris des méthodes similaires à celles utilisées par WALMART (prix compressés au maximum, niveaux achat et vente, gestion basée sur une utilisation des techniques informatiques de pointe, installation des magasins dans des endroits où il y a peu ou pas de compétition) . Ils les ont appliquées à un seul produit. Ces trois firmes ont répondu positivement au défi. Il s’agit de TOYS “R” US dans le secteur de jouets, OFFICE DEPOT pour les fournitures de bureau, et HOME DEPOT pour le secteur de bricolage. Elles ont misé toutes les trois sur le volume pour diminuer les coûts. Actuellement, elles sont leaders dans leur catégorie.
In fine, on peut retenir qu’il y a une vie après un point d’inflexion stratégique dévastateur. Il suffit d’avoir en plus d’une petite dose de paranoïa, à porter de main, le livre ‘‘Seuls les paranoïaques survivent’’ .
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HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.