Par LATIF Ilias.

Alors que le conflit israélo-palestinien atteint un niveau inédit de violence et de recomposition stratégique, les déclarations récentes de Donald Trump sur la nécessité d’un « nettoyage » de Gaza et la possible relocalisation forcée des Gazaouis en Égypte ou en Jordanie viennent ajouter une nouvelle dimension à la crise. Ces propos, qui traduisent une radicalisation des postures américaines vis-à-vis de la gestion du conflit, ne sont pas anodins : ils s’inscrivent dans une dynamique plus large où les répercussions géopolitiques dépassent la seule question israélo-palestinienne et touchent directement les grands équilibres internationaux.
En effet, la montée de l’influence de la Chine, premier partenaire économique de l’Égypte sur le canal Suez, notamment à travers l’initiative la Ceinture et la Route (BRI), et la volonté des États-Unis de préserver leur influence au Moyen-Orient font de la Palestine un terrain d’affrontement indirect entre ces deux grandes puissances. Le canal de Suez, en tant qu’axe stratégique du commerce mondial, devient ainsi un enjeu central dans cette rivalité sino-américaine. Par ailleurs, les projets israéliens, comme le canal Ben Gourion, prennent une importance accrue à la lumière des évolutions récentes, posant la question de leurs implications pour l’équilibre régional et la place de l’Égypte dans ce jeu d’influences.
Depuis son inauguration en 1869, l’histoire du canal de Suez a été marquée par des événements, pour le moins qu’on puisse dire, majeurs. D’une part, sa nationalisation par l’État égyptien en 1956, après qu’il ait été sous contrôle britannique, a provoqué l’agression tripartie de l’Égypte par la France, le Royaume-Uni et Israël.[1]
D’autre part, sa réouverture en 1975 a pu consolider son rôle vital dans le commerce mondial. Ainsi, l’Égypte a entrepris des projets d’expansion et de modernisation qui ont permis le passage de navires de plus grandes tailles et ont ouvert des nouveaux horizons devant le canal qui constitue aujourd’hui la deuxième source de devises pour le pays des Pharaons.[2]
En effet, au fil des années, cet axe stratégique a attiré l’attention des grandes puissances, remplissant totalement son rôle central dans les dynamiques internationales. Cette importance a atteint son apogée avec la montée des intérêts stratégiques de la Chine et des États-Unis dans la région, surtout après les perturbations des chaines de valeurs qu’a connues le monde pendant et après le Covid-19, inaugurant une nouvelle ère de rivalités.
La question qui se pose est en corrélation avec l’évolution rapide des équilibres géopolitiques. Dans ce contexte, on analysera d’abord les intérêts stratégiques sino-américains dans la région du canal de Suez, avant d’examiner les liens possibles entre les ambitions chinoises et l’escalade du 7 octobre entre IDF et Hamas. Une exploration captivante de cette toile complexe révèle comment le nouvel ordre mondial en gestation orchestre des mouvements inattendus sur la scène géopolitique.
- Suez, épicentre de la rivalité sino-américaine : contrôle des routes, sécurité énergétique.
Dans ses efforts d’influence des voies maritimes internationales, la Chine double les efforts depuis 2013, et même avant, pour faire revivre la route de la soie, une ancienne route commerciale qui reliait l’Est du monde à son Ouest. C’est dans ce cadre s’inscrit le Belt and Road Initiative (BRI). Qui fait intégrer de plus le canal Suez dans la sphère des intérêts chinois. Le projet vise à détourner les pays d’ASEAN[3], alliés classiques des États-Unis, et à renforcer les connexions commerciales et économiques entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique
À cet égard, la Chine repose sur le canal pour faciliter à la fois l’exportation des marchandises vers l’Europe et l’Afrique du Nord et assurer la sécurité des approvisionnements pour alimenter la machine industrielle chinoise.
De là, la première puissance mondiale, étant les États-Unis, se trouve devant un enjeu d’une nature particulière. Le rôle de gendarme du monde qu’ils assurent, à travers ce que Théodore Roosevelt appelait The big stick policy[4] et depuis l’effondrement de l’URSS, leur a non seulement permis d’instaurer une hégémonie mondiale, mais il a également construit chez eux un spectre sécuritaire, surtout après le 11 septembre, ce qui les pousse à assurer une présence militaire permanente dans la zone.
En plus des impératifs sécuritaires, les intérêts économiques et géostratégiques du pays de l’oncle Sam, notamment en matière d’approvisionnement pétrolier par les pays du Golfe, sont évidents. S’ajoute à cela le besoin bicéphale de la protection des intérêts israéliens dans le Suez (rôle assuré jadis par la Grande-Bretagne) pour éviter la récurrence du blocus égyptien potentiel devant les navires israéliens, comme pendant la crise du canal de Suez en 1956.
Les intérêts concurrents des deux puissances dans le canal de Suez sont, donc, évidents.
C’est ainsi que cet affrontement, digne d’être étudié, a eu un impact sur leur relation respective avec l’Égypte.
- Égypte, entre deux feux : le double jeu du Caire face à Washington et Pékin
Longtemps façonnées par des considérations sécuritaires, économiques, politiques et stratégiques, les relations égypto-américaines ont connu une épreuve de grande envergure. La position de l’administration Obama qui soutenait les Frères musulmans contre le régime Moubarak pendant les soulèvements populaires du Printemps arabe en 2011 a participé à la construction d’une méfiance chez l’élite politico-militaire égyptienne. Cette dernière a déclaré son retour sur la scène après la montée du maréchal Sissi au pouvoir en juillet 2013.
Malgré cela, les États-Unis ont su maintenir des relations assez stables et évolutives avec l’Égypte. Cela se traduit par une hausse de 8 %en matière d’échanges commerciaux entre 2018 et 2019, les exportations égyptiennes des produits américains ont augmenté de 19,9 % et l’importation par 4,1 %. Pendant la même période, les investissements américains directs dans l’Égypte ont augmenté de 5,2%. [5]
Depuis cette date, l’Égypte a opté pour une approche plus diversifiée dans son choix de partenaires. On constate une multiplication et un renforcement des liens économiques à la fois avec la Russie et la Chine. Cela sera couronné dès le 1ᵉʳ janvier 2024 par l’intégration officielle du pays du Nil au BRICS+.
Cette diversification a été aussi bilatérale que multilatérale. En effet, la Chine qui soutenait la stabilité sociale lors de la révolution de 2011 a continué à consolider ses liens avec l’Égypte même après le coup d’État de 2013 dans une démonstration claire du principe de la non-ingérence. Le passage vers un partenariat stratégique intégralen 2014 marque une étape primordiale dans le développement de la coopération bilatérale favorisant l’investissement chinois dans des projets phares sur le territoire égyptien, allant du nouveau canal de Suez jusqu’à la construction de la nouvelle capitale administrative, en passant par d’autres projets agricoles et énergétiques. Ce partenariat gagnant/gagnant a permis à la Chine de devenir le premier partenaire commercial de l’Égypte dès 2015 et aux entreprises chinoises un accès plus efficace aux marchés africains et européens en exploitant la position stratégique du canal.
Ce rapprochement sino-égyptien ne peut que susciter des inquiétudes chez les décideurs américains, notamment en matière de contrôle possible du canal du Suez par la Chine. Et pour contrer cela, les Américains peuvent revivre l’ancien rêve du canal Ben Gourion.
- 1963-2024 : le retour du spectre d’un canal israélien à l’ère des normalisations arabes
Dans la danse délicate entre les géants sino-américains pour la domination du commerce maritime mondial, une ombre subtile tisse des fils d’influence sur des conflits régionaux, notamment la confrontation tendue entre Israël et le mouvement de résistance palestinien Hamas[6]dans la bande de Gaza.
À travers un rapport technique intitulé Utilisation d’explosifs nucléaires pour l’excavation d’un canal à niveau de la mer à travers le désert du Néguev[7],(figure1) élaboré en 1963 par le Lawrence Liver more National Lab à l’aube de la crise du canal de Suez pour le compte du département de l’Énergie américain et déclassifié en 1996, les experts proposent l’utilisation des explosifs nucléaires pour faciliter la construction d’un canal à niveau de la mer, avec une longueur de 160 miles, soit 275 km, à travers les territoires palestiniens occupés (d’après la résolution 181 du Conseil de sécurité votée en 1947). Il s’agit de premières discussions autour du canal Ben Gourion reliant la mer Méditerranée au golfe d’Aqaba. Un projet décrit dans le rapport comme « une alternative stratégiquement précieuse au canal de Suez actuel et qui contribuerait significativement au développement économique de la région environnante »[8]. Le même rapport admet l’existence d’un obstacle devant ce projet qui relève du refus d’office des pays arabes voisins d’Israël.
Le canal trouve sa justification au sein des évolutions géopolitiques contemporaines, marquées par des changements dans les positions arabes, particulièrement avec les normalisations des relations avec Israël.
Ainsi, l’émergence d’un canal parallèle au Suez, sous le contrôle d’Israël en tant que principal allié des États-Unis, va servir comme barrière devant une potentielle opération militaire terrestre de la provenance de l’Ouest et éliminera toute probabilité de récurrence du blocus devant les navires israéliens. En plus, il ouvrira de nouvelles perspectives économiques, renforçant les opportunités de partenariats commerciaux en accroissant l’influence des deux pays sur le commerce maritime mondial. Ce projet offre également une facilité accrue dans la protection des intérêts américains au Moyen-Orient, soulignant ainsi sa pertinence stratégique dans le contexte actuel des relations internationales. D’où vient l’intérêt américain dans ce projet comme moyen de contrer le BRI chinois.
- Gaza, otage des routes maritimes : comment les canaux justifient une nouvelle Nakba
Pour les Palestiniens de Gaza, la réalisation de ce projet signifie une autre Nakba, une catastrophe similaire à l’exode de 1948. Les similarités entre cette dernière et ce qui est arrivé dès le 8 octobre sur le terrain sont remarquables. Les Forces de défense israéliennes (IDF) ont incité la population à quitter le nord de la bande au-delà du wadi Gaza dès les premières heures de l’opération de contre-attaque israélienne, soulignant ainsi l’un des objectifs probables de cette campagne.
Parallèlement, Israël impose des restrictions strictes aux déplacements des Gazaouis, notamment en leur interdisant de retourner au-delà du corridor de Netzarim. Officiellement, cette mesure est justifiée par le non-respect par le Hamas de ses engagements concernant la libération d’un otage. Toutefois, cette interdiction pourrait également s’inscrire dans une stratégie plus large visant à limiter le retour des Palestiniens vers le nord de Gaza, facilitant ainsi des transformations territoriales à des fins stratégiques et économiques, notamment en lien avec le projet du canal Ben Gourion et l’exploitation des gisements de gaz offshore.
Cette proposition a suscité un tollé international. L’Égypte et la Jordanie, directement concernées, ont fermement rejeté l’idée, considérant qu’elle violerait leur souveraineté et créerait un précédent dangereux en légitimant le déplacement forcé d’une population. La communauté internationale, y compris plusieurs alliés occidentaux des États-Unis, a également exprimé son opposition, soulignant que cela reviendrait à institutionnaliser un nettoyage ethnique.
L’Égypte a compris que la réalisation du canal Ben Gourion va la dépouiller de son statut de pays pivot[9] en faveur de l’Israël et que le déplacement provisoire des Gazaouis à Sinaï va se transformer en un déplacement permanent, ce qui constituera un problème sécuritaire et humanitaire dont elle sera responsable, à l’image de l’invasion du Liban par Israël en 1982. Le pays refuse alors d’ouvrir le poste frontière de Rafah devant des Palestiniens qui refusent de quitter Gaza de leur part. Un déplacement qui satisfera à la fois l’opinion israélienne interne (mythe du Grand Israël) et qui répondra aussi aux objectifs géostratégiques liés à l’accomplissement du canal Ben Gourion et facilitera aussi l’exploitation des gisements de gaz devant Gaza.
Loin d’être une simple déclaration provocatrice, la proposition de Trump semble s’inscrire dans un agenda plus large de remodelage géopolitique du Moyen-Orient, où les intérêts économiques et stratégiques l’emportent sur les considérations humanitaires et les droits des Palestiniens. Les États-Unis peuvent sacrifier une Égypte en agonie (contradictions internes, dette extérieure, remise en cause de la caste militaire…) pour relancer ce projet permettant la multiplication des choix d’actions face aux autres acteurs régionaux, la sécurisation d’une voie maritime influencée par les deux premiers alliés des États-Unis , à savoir Israël et l’Arabie saoudite, ainsi que la sécurisation et le contrôle des approvisionnements énergétiques de l’Europe.
Pour l’Empire du Milieu, le projet va constituer un immense obstacle devant ses aspirations de réalisation de l’hégémonie sur le commerce maritime. Il va offrir aux alliés des États-Unis une option de contournement de la route maritime influencée par le BRI. Ce qui signifie un déplacement d’intérêt du canal du Suez vers le canal de Ben Gourion.
En somme, cette étude va au-delà de l’analyse des discours officiels des belligérants et met en lumière les enjeux géopolitiques complexes de la guerre d’Israël contre Gaza, lesquels trouvent partiellement leur source dans la lutte sino-américaine pour assurer l’hégémonie sur le commerce maritime international. Les premiers, à travers leur Belt and Road Initiative (BRI), projet qui dépend, comme cela a été démontré, du canal de Suez. Les seconds, quant à eux, par le biais d’un projet qui, malgré son caractère mythique, trouve dans les mouvements des plaques géopolitiques une justification pour être conclu, à savoir le canal Ben Gourion.
L’étude a également examiné la dimension « préparatoire » de l’opération israélienne à Gaza et son incidence sur le destin des Gazaouis, en particulier les déplacements forcés de la population, qui ouvrent la voie à la réalisation du rêve commun entre Israël et les États-Unis.

Figure1 : Carte démontrant la zone du passage du canal Ben Gourion [10]

Figure2 : Le canal Suez à côté du canal Ben Gourion[11]

Figure 3 : Le BRI chinois[12]
[1] Le Canal de Suez … le développement historique, site officiel de l’Autorité du Canal du Suez.
[2] Ibid.
[3] L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, ou ASEAN, a été créée le 8 août 1967 à Bangkok, en Thaïlande, avec la signature de la Déclaration de l’ASEAN (Déclaration de Bangkok) par les Pères fondateurs de l’ASEAN : l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande. Le Brunei Darussalam a rejoint l’ASEAN le 7 janvier 1984, suivi par le Viêt Nam le 28 juillet 1995, le Laos et le Myanmar le 23 juillet 1997, et le Cambodge le 30 avril 1999, formant ainsi les dix États membres actuels de l’ASEAN.
[4] il s’agit de la politique par laquelle les Etats Unis s’arrogent unilatéralement un droit de police sur les autre pays du monde.
[5] Hausse des échanges commerciaux entre l’Egypte et les USA, L’Organisme General Pour L’Information : Portail de l’Egypte, 22 Déc.2019.
[6] HAMAS : acronyme partiel de ḥarakaẗ ʾal-muqāwma ʾal-ʾislāmiyya en français « mouvement de la résistance islamique »
[7] Maccabee, H D. Use of nuclear explosives for excavation of a sea-level canal across the Negev Desert in Israel, connecting the Mediterranean with the Gulf of Aqaba. United States: N. p., 1965.Web.
[8] Ibid.
[9] Zbigniew Brezinski, Le Grand Echequié, 1997, P : 63
[10] Maccabee, H D. Use of nuclear explosives for excavation of a sea-level canal across the Negev Desert in Israel, connecting the Mediterranean with the Gulf of Aqaba. United States: N. p., 1965.Web.
[11] Israël détruit Gaza pour contrôler la plus importante voie maritime du monde, Centre de recherche sur la mondialisation, 1 Déc. 2023.1
[12] The Belt-and-Road initiative and the rising importance of China’s Western cities,News & Insights, ASIA GREEN REAL ESTATE, 7 NOV. 2023.
Liste de références :
- Carte. Le déplacement perpétuel des Gazaouis depuis le début de la guerre. Courrier International, www.courrierinternational.com/article/carte-le-deplacement-perpetuel-des-gazaouis-depuis-le-debut-de-la-guerre.
- Hausse des échanges commerciaux entre l’Égypte et les USA. L’Organisme Général Pour L’Information : Portail de l’Égypte, 22 Déc. 2019.
- Israël détruit Gaza pour contrôler la plus importante voie maritime du monde. Centre de recherche sur la mondialisation, 1 Déc. 2023.
- Le Canal de Suez … le développement historique. Site officiel de l’Autorité du Canal du Suez.
- Maccabee, H. D. Use of nuclear explosives for excavation of a sea-level canal across the Negev Desert in Israel, connecting the Mediterranean with the Gulf of Aqaba. United States: N. p., 1965. Web.
- The Belt-and-Road Initiative and the rising importance of China’s Western cities. News & Insights, ASIA GREEN REAL ESTATE, 7 Nov. 2023.
- Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, 1997.
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HANAFI ZAKARIA Docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense.